23/12/2007
« Le refus de toute fissure »
« Salomé-Hérodiade : type du sujet par lui-même tellement vigoureux que, de Flaubert à Strauss, en passant par Wilde et Mallarmé il n’a engendré que des réussites (Et je me souviens encore de la Salomé éblouissante qu’avait donnée il y a quelques années à la télévision Koralnik, dans le style pictural de Gustave Moreau). J’y songeais, en écoutant la Salomé de Richard Strauss, de très loin au dessus de tout ce que j’en attendais. Tout concourt dans un tel sujet à la fascination : le double éclairage crépusculaire d’une fin et d’un commencement de monde qui donne aux personnages, sur le bariolage des fonds baroques, la netteté de silhouette des objets qu’éclaire le contre-jour, la double résonance des paroles qui vont se propageant simultanément dans deux espaces mentaux et historiques, comme si la prison souterraine du Baptiste dotait soudain le langage des résonnances d’une crypte à la sonorité majeure – la possibilité qu’a l’action aussi bien de se développer à volonté et de s’enrichir de scènes annexes que de se contracter en un seul tableau expressif (la danse de Salomé tout come l’Apparition de Gustave Moreau) . Ainsi la Salomé de Wilde et Strauss peut-elle réaliser ce qu’aucune tragédie classique n’a pu réussir tout à fait : une unité dramatique absolue dans le temps comme dans l’espace : rien que, dans un lieu unique, une scène continue d’une heure trois quarts, sans contraction, sans rupture, sans coupure aucune, sans une minute creuse. L’envoûtement que je subissais en l’écoutant m’aidait à comprendre ce qui se cachait d’exigence vraie derrière la règle si absurde parce que maladroitement formulée des trois unités : l’exigence de l’absolue clôture de l’espace dramatique, le refus de toute fissure, de toute crevasse par où puisse pénétrer l’air extérieur, comme de tout temps de repos qui laisse place au recul pris. »
(Julien Gracq, En lisant en écrivant)
16:40 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : Julien Gracq, Salomé