11/12/2006
« La dame de pique des jeux de cartes »
« Monsieur Gustave Moreau est un artiste extraordinaire, unique. C' est un mystique enfermé, en plein Paris, dans une cellule où ne pénètre même plus le bruit de la vie contemporaine qui bat furieusement pourtant les portes du cloître. Abîmé dans l' extase, il voit resplendir les féeriques visions, les sanglantes apothéoses des autres âges. Après avoir été hanté par le Mantegna, et par le Vinci dont les troublantes princesses passent dans de mystérieux paysages noirs et bleus, M. Moreau s' est épris des arts hiératiques de l' Inde et des deux courants de l' art italien et de l' art indou ; il a, éperonné aussi par les fièvres de couleurs de Delacroix, dégagé un art bien à lui, créé un art personnel, nouveau, dont l' inquiétante saveur déconcerte d' abord. C' est qu' en effet ses toiles ne semblent plus appartenir à la peinture proprement dite. En sus de l' extrême importance que M. Gustave Moreau donne à l' archéologie dans son oeuvre, les méthodes qu' il emploie pour rendre ses rêves visibles paraissent empruntées aux procédés de la vieille gravure allemande, à la céramique et à la joaillerie ; il y a de tout là-dedans, de la mosaïque, de la nielle, du point d' Alençon, de la broderie patiente des anciens âges et cela tient aussi de l' enluminure des vieux missels et des aquarelles barbares de l' antique Orient. Cela est plus complexe encore, plus indéfinissable.
La seule analogie qu' il pourrait y avoir entre ces oeuvres et celles qui ont été créées jusqu' à ce jour n' existerait vraiment qu' en littérature. L' on éprouve, en effet, devant ces tableaux, une sensation presque égale à celle que l' on ressent lorsqu' on lit certains poèmes bizarres et charmants, tels que le rêve dédié, dans les fleurs du mal, à Constantin Guys, par Charles Baudelaire. Et encore le style de M. Moreau se rapprocherait-il plutôt de la langue orfévrie des De Goncourt. S' il était possible de s' imaginer l' admirable et définitive tentation de Gustave Flaubert, écrite par les auteurs de Manette Salomon, peut-être aurait-on l' exacte similitude de l' art si délicieusement raffiné de M. Moreau. La Salomé qu' il avait exposée, en 1878, vivait d' une vie surhumaine, étrange ; les toiles qu' il nous montre, cette année, ne sont ni moins singulières, ni moins exquises. L' une représente Hélène, debout, droite, se découpant sur un terrible horizon éclaboussé de phosphore et rayé de sang, vêtue d' une robe incrustée de pierreries comme une châsse ; tenant à la main, de même que la dame de pique des jeux de cartes, une grande fleur ; marchant les yeux larges ouverts, fixe, dans une pose cataleptique. A ses pieds gisent des amas de cadavres percés de flèches, et, de son auguste beauté blonde, elle domine le carnage, majestueuse et superbe comme la Salammbô apparaissant aux mercenaires, semblable à une divinité malfaisante qui empoisonne, sans même qu' elle en ait conscience, tout ce qui l' approche ou tout ce qu' elle regarde et touche.»
(J.-K. Huysmans in L'Art moderne)
07:55 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Ekphrasis, Décadence, Modernité, Joris-Karl Huysmans, Gustave Moreau, Charles Baudelaire, Goncourt
18/04/2005
« La chasteté du Mal
... est dans mes yeux limpides »
Ouvrant au hasard Monsieur de Phocas de Jean Lorrain pour y retrouver ces passages récurrents et dansants que je vous livrerai bientôt et où je me souvenais avoir vu briller les yeux d'une Salomé, j'ai été saisie par ces vers des "Oraisons mauvaises" de Rémy de Gourmont qui effleurent en sacrilège sur les lèvres du narrateur:
Que tes yeux soient bénis, car ils sont homicides !
Ils sont pleins de fantômes et pleins de chrysalides,
Comme dans l'eau fanée, bleue au fond des grottes vertes,
On voit dormir des fleurs qui sont des bêtes vertes,
Et ce douloureux saphir d'amertume et d'effroi,
C'est le dernier regard de Jésus sur la croix.
Tuer d'un regard… Homicide est cet œil de la passante toute de noir vêtue de Baudelaire, où le poète lut des éclats de cette petite mort à venir qui aurait pu le faire renaître. Un œil qui n'est plus celui romantique d'une conscience, ni même l'œil hugolien de Dieu poursuivant Caïn jusqu'aux ténèbres étouffantes de la tombe, puisque le regard fin de siècle est un regard qui touche et qui est chair, où l'œil est un globe esthétique dont on peut, à la manière d'une pierre précieuse, décorer le chas d'une bague. Et ce duc de Fréneuse blasé et pervers qui ne parvient pas à oublier les vers maudits de Gourmont, égrène sans en avoir conscience un chapelet, sentant glisser entre ses doigts les perles rondes de ces yeux qui le fascinent. Yeux révulsés des saintes, yeux éperdus des prostituées en extase, dernier regard de celui qui est tout amour, tout se confond en cette décadence où même les yeux de pierre des statues des musées se font regards… Salomé fascine donc non pas lorsqu'elle danse mais quand elle est, dans la seconde toile de Moreau, épouvantée de la vision de la tête de Jean flottant. Et le dernier regard de celui à qui l'on va trancher la tête, ce regard que le saint échangea avec Salomé est nécessairement effroyable et atroce parce qu'il est insaisissable, et que nul ne peut capturer ni ressentir tout ce que l'âme agonisante peut donner à voir en ces miroirs brisés que sont les yeux des mourants.
19:00 Publié dans Trame | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jean Lorrain, Rémy de Gourmont, Charles Baudelaire, Salomé, Mal, Oeil