14/06/2007
Fatalement vôtre
« Le jour commençait à poindre. Les persiennes lamellées de lumière striaient déjà de barres grisâtres le noir opaque des croisées ; dans le lointain, sur le plateau des fermes, un coq chanta ; un froid subit me tomba sur les épaules, le froid du matin ou de cette longue nuit blanche. Je m'aperçus alors qu'Armand était très pâle ; j'eus pitié de sa pâleur et, malgré ma curiosité encore allumée sur la comtesse Ethereld, disparue à mon gré bien soudainement du récit, je me levai un peu gêné, ne trouvant rien à dire que cette phrase banale :
- Terribles, ces femmes de race anglo-saxonne, de race blonde ! La cruauté aiguë des blonds n'est pas une invention littéraire. Le Nord est plein de Ladies Viane.
- Non, me répondait Harel, les Ladies Viane sont de partout ; brune ou rousse de cheveux, Lady Viane, c'est la femme, la femme vraiment femme, l'Eva de la Genèse, l'Ennoïa de Flaubert, l'éternelle ennemie, la danseuse qui boit le sang des prophètes, Salomé, Hérodias, la bête impure, Bestia. Quand elle nous tue physiquement, elle s'appelle la Débauche ; quand elle nous tue moralement, elle s'appelle la Haine et quelquefois l'Amour.»
(Jean Lorrain, extrait de Ophélius, 1893)
12:00 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Femmes fatales, Salomé, Jean Lorrain, Dolci
10/05/2006
Une évocation de Lorrain
« Le fils du roi de l'Inde...
J’irai en voir la fille ce soir, la fille du roi de l’inde, car est-elle assez Hindoue, assez femme de l’Extrême-Orient et mystérieuse comme une idole de l’Asie avec ses immenses yeux noirs, la pâleur adente de sa face et le charme léthargique de ses gestes, cette belle Alice Aubray qui présente en ce moment, aux Folies, chiens, singes, cheval et éléphant.
Le peintre Hawkins, qui m’accompagnait l’autre samedi, le soir de ses débuts, a trouvé pour elle le mot juste : « Elle a l’air d’une incantation. » Et, en effet, il y a de la magie dans ce visage halluciné aux yeux dévorants et fixes, du mystère et du plus redoutable dans l’espèce de somnambulisme au milieu duquel cette belle fille arpente et remplit la scène, comme inconsciente, la pensée ailleurs, telle une morte vivante dont l’âme serait absente. C’est le charme des princesses de Gustave Moreau, des grandes fleurs vénéneuses et passives de ses splendides aquarelles ; c’est l’hallucinante emprise de la Salomé dont la pâle dompteuse a, par une singulière coïncidence, arboré la merveilleuse coiffure. Allez plutôt voir cet étrange hennin de joyaux et de cheveux, cette mer de ténèbres où coulent des ruisseaux de diamants et de perles, avec, dans la nuque, une rose sanglante… »
(Jean Lorrain in Poussières de Paris)
17:55 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jean Lorrain, Mata-Hari, Rose, Salomé, Décadence, Danse, Littérature
18/04/2005
« La chasteté du Mal
... est dans mes yeux limpides »
Ouvrant au hasard Monsieur de Phocas de Jean Lorrain pour y retrouver ces passages récurrents et dansants que je vous livrerai bientôt et où je me souvenais avoir vu briller les yeux d'une Salomé, j'ai été saisie par ces vers des "Oraisons mauvaises" de Rémy de Gourmont qui effleurent en sacrilège sur les lèvres du narrateur:
Que tes yeux soient bénis, car ils sont homicides !
Ils sont pleins de fantômes et pleins de chrysalides,
Comme dans l'eau fanée, bleue au fond des grottes vertes,
On voit dormir des fleurs qui sont des bêtes vertes,
Et ce douloureux saphir d'amertume et d'effroi,
C'est le dernier regard de Jésus sur la croix.
Tuer d'un regard… Homicide est cet œil de la passante toute de noir vêtue de Baudelaire, où le poète lut des éclats de cette petite mort à venir qui aurait pu le faire renaître. Un œil qui n'est plus celui romantique d'une conscience, ni même l'œil hugolien de Dieu poursuivant Caïn jusqu'aux ténèbres étouffantes de la tombe, puisque le regard fin de siècle est un regard qui touche et qui est chair, où l'œil est un globe esthétique dont on peut, à la manière d'une pierre précieuse, décorer le chas d'une bague. Et ce duc de Fréneuse blasé et pervers qui ne parvient pas à oublier les vers maudits de Gourmont, égrène sans en avoir conscience un chapelet, sentant glisser entre ses doigts les perles rondes de ces yeux qui le fascinent. Yeux révulsés des saintes, yeux éperdus des prostituées en extase, dernier regard de celui qui est tout amour, tout se confond en cette décadence où même les yeux de pierre des statues des musées se font regards… Salomé fascine donc non pas lorsqu'elle danse mais quand elle est, dans la seconde toile de Moreau, épouvantée de la vision de la tête de Jean flottant. Et le dernier regard de celui à qui l'on va trancher la tête, ce regard que le saint échangea avec Salomé est nécessairement effroyable et atroce parce qu'il est insaisissable, et que nul ne peut capturer ni ressentir tout ce que l'âme agonisante peut donner à voir en ces miroirs brisés que sont les yeux des mourants.
19:00 Publié dans Trame | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jean Lorrain, Rémy de Gourmont, Charles Baudelaire, Salomé, Mal, Oeil