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11/12/2006

« La dame de pique des jeux de cartes »

« Monsieur Gustave Moreau est un artiste extraordinaire, unique. C' est un mystique enfermé, en plein Paris, dans une cellule où ne pénètre même plus le bruit de la vie contemporaine qui bat furieusement pourtant les portes du cloître. Abîmé dans l' extase, il voit resplendir les féeriques visions, les sanglantes apothéoses des autres âges. Après avoir été hanté par le Mantegna, et par le Vinci dont les troublantes princesses passent dans de mystérieux paysages noirs et bleus, M. Moreau s' est épris des arts hiératiques de l' Inde et des deux courants de l' art italien et de l' art indou ; il a, éperonné aussi par les fièvres de couleurs de Delacroix, dégagé un art bien à lui, créé un art personnel, nouveau, dont l' inquiétante saveur déconcerte d' abord. C' est qu' en effet ses toiles ne semblent plus appartenir à la peinture proprement dite. En sus de l' extrême importance que M. Gustave Moreau donne à l' archéologie dans son oeuvre, les méthodes qu' il emploie pour rendre ses rêves visibles paraissent empruntées aux procédés de la vieille gravure allemande, à la céramique et à la joaillerie ; il y a de tout là-dedans, de la mosaïque, de la nielle, du point d' Alençon, de la broderie patiente des anciens âges et cela tient aussi de l' enluminure des vieux missels et des aquarelles barbares de l' antique Orient. Cela est plus complexe encore, plus indéfinissable.

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La seule analogie qu' il pourrait y avoir entre ces oeuvres et celles qui ont été créées jusqu' à ce jour n' existerait vraiment qu' en littérature. L' on éprouve, en effet, devant ces tableaux, une sensation presque égale à celle que l' on ressent lorsqu' on lit certains poèmes bizarres et charmants, tels que le rêve dédié, dans les fleurs du mal, à Constantin Guys, par Charles Baudelaire. Et encore le style de M. Moreau se rapprocherait-il plutôt de la langue orfévrie des De Goncourt. S' il était possible de s' imaginer l' admirable et définitive tentation  de Gustave Flaubert, écrite par les auteurs de Manette Salomon, peut-être aurait-on l' exacte similitude de l' art si délicieusement raffiné de M. Moreau. La Salomé qu' il avait exposée, en 1878, vivait d' une vie surhumaine, étrange ; les toiles qu' il nous montre, cette année, ne sont ni moins singulières, ni moins exquises. L' une représente Hélène,  debout, droite, se découpant sur un terrible horizon éclaboussé de phosphore et rayé de sang, vêtue d' une robe incrustée de pierreries comme une châsse ; tenant à la main, de même que la dame de pique des jeux de cartes, une grande fleur ; marchant les yeux larges ouverts, fixe, dans une pose cataleptique. A ses pieds gisent des amas de cadavres percés de flèches, et, de son auguste beauté blonde, elle domine le carnage, majestueuse et superbe comme la Salammbô apparaissant aux mercenaires, semblable à une divinité malfaisante qui empoisonne, sans même qu' elle en ait conscience, tout ce qui l' approche ou tout ce qu' elle regarde et touche.»

 

(J.-K. Huysmans in L'Art moderne)

12/07/2006

Rosa magnifica

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« Quelle est celle-ci, sortie des révoltes du monde, qui, tragique, secrète, mortelle, avec les sûrs venins de son sang transvasé, combine les philtres vésaniques et propose à son compagnon misérable l’ironie d’un bonheur à jamais renoncé ? Ah ! Je te reconnais, empuse amertumée de nos lies, salée de nos larmes, soeur délicieuse d'irrédemption, sœur insidieuse et secourable de nos tourments d’irréel. Tu m’apparus avec le masque de chien, avec le véhément visage calme d’Aude. Mais, ô beauté du sacrifice ! ô duperie expiatoire ! Dans la damnation, c’est encore l’holocauste de son amour qu’elle livre à l’homme. Elle s’immole et la première boit le breuvage empoisonné. L’ayant éprouvée sous ses quatre aspects, eussé-je pu concevoir autrement la femme ? Toutes me prirent la bouche avec le même mouvement animal des lèvres. Toutes m’évoquèrent la petite femme lascive et calculée qui depuis les commencements de la genèse répétait les mêmes gestes. D' abord elles furent trois ; elles furent trois femmes et trois péchés. Puis survint Aude et celle-là fut tous les péchés et toute la prédestination de la femme. Aude marcha nue sous la nuit du bois, Aude dansa mes danses de Salomé, Aude s’institua la nonne de mes perversités. Je me surprenais, en dehors du plaisir, à étudier ses rythmes splendides, seulement obscurs pour elle. Chacun avait un sens fatal et éternel. Ils me suggéraient d’effarantes conjectures qui les reliaient aux séries transmuées. Ses aïeules durent posséder ce crâne étroit et instinctif des bayadères ou des incultes servantes, ce front courbe des espèces bornées et génitales. Cependant un altier geste royal dont elle rejetait en arrière les massives torsades de sa chevelure pareille à une toison dénotait l’empire et la conquête. Elle croisait souvent les mains et les élevait au-dessus d’elle, comme des chaînes et des lianes, avec un geste humilié ou las dont la plastique insidieuse implora et subjugua le maître barbare. Sa marche grave, lente, préméditée, différait du tressautement léger, du pas dansant et subreptice des précieuses demoiselles. Elle évoquait plutôt les mimes simulant un dessein artificieux, de lasses campagnardes après la moisson, des religieuses se rendant au réfectoire. Elle aimait les fourrures, les métaux, les paresses vautrées, l’accroupissement sur les tapis en se tenant les pieds dans les mains. Elle arrivait chez moi avec de lourds bracelets d’or à chaque bras, symbole inconscient des servages passés. Sa peau était poivrée d’odeurs âcres rappelant le girofle et de safran. Elle jouissait de lacérer des coeurs de roses et des pétales d'oeillets en un massacre rouge qu’elle faisait couler dans sa gorge ou qu’elle épandait sous elle dans les draps. Et ensuite elle les ramassait à poignées et avec une sensualité sauvage les enfonçait en ses narines, toutes chaudes de sa vie. »

(Camille Lemonnier in L'homme en amour )

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10/05/2006

Une évocation de Lorrain

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«  Le fils du roi de l'Inde...

 

J’irai en voir la fille ce soir, la fille du roi de l’inde, car est-elle assez Hindoue, assez femme de l’Extrême-Orient et mystérieuse comme une idole de l’Asie avec ses immenses yeux noirs, la pâleur adente de sa face et le charme léthargique de ses gestes, cette belle Alice Aubray qui présente en ce moment, aux Folies, chiens, singes, cheval et éléphant.

Le peintre Hawkins, qui m’accompagnait l’autre samedi, le soir de ses débuts, a trouvé pour elle le mot juste : « Elle a l’air d’une incantation. » Et, en effet, il y a de la magie dans ce visage halluciné aux yeux dévorants et fixes, du mystère et du plus redoutable dans l’espèce de somnambulisme au milieu duquel cette belle fille arpente et remplit la scène, comme inconsciente, la pensée ailleurs, telle une morte vivante dont l’âme serait absente. C’est le charme des princesses de Gustave Moreau, des grandes fleurs vénéneuses et passives de ses splendides aquarelles ; c’est l’hallucinante emprise de la Salomé dont la pâle dompteuse a, par une singulière coïncidence, arboré la merveilleuse coiffure. Allez plutôt voir cet étrange hennin de joyaux et de cheveux, cette mer de ténèbres où coulent des ruisseaux de diamants et de perles, avec, dans la nuque, une rose sanglante… »

(Jean Lorrain in Poussières de Paris)

 

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26/04/2006

Aura de Décadence

Ombre parmi les ombres, loin très loin toutefois de ces vers de Desnos, Salomé se promène. Et les tableaux, fenêtres encadrées d'or sur des murs colorés habillent, peuplent le musée de figures et d'histoires ; la tête lui tourne un peu tant il y a à voir… Puis là, en pleine lumière, rendue presque invisible du grand ensoleillement, la peinture trop sèche se craquelle comme une peau tannée qu'on aurait brûlée vive. Sur la surface violemment éclairée de cette toile très sombre, Salomé maladive de cernes mais toujours tout en chair est femme de mauvaise vie :

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Les vieillissements des œuvres sont parfois des miracles : c'est en marge du corps blanc et rose de la belle que la toile a souffert – tout un halo de temps, une grande aura d'histoire autour de la danseuse… Oui, l'ombre se fendille, le noir se fait crevasses dans le fond du tableau mais le charnel résiste, en est comme révélé, comme encore renforcé. Un an avant sa mort, le peintre Victor Müller signa ce « Salome mit dem Haupt des Johannes ». 1870, l'époque salomesque qui sera décadente en est à ses débuts et le choix même du titre peut se lire galipette : non pas le « Kopf » occlusif (qui se fait presque « chef » si on le dit très vite mais qui demeure pourtant une toute simple « tête »!), mais un « Haupt » capital et princier, la capitulation du siège des pensées, la chair et la luxure en lettres capitales. Car décapiter Jean, c'est choisir le charnel, la licence et l'opium d'une vie de décadence, c'est devenir dandy en cette fin de siècle. Pas une goutte de sang sur le chef achevé, mais du rouge, petites touches pour les joues, et les lèvres, et le téton aussi de la belle danseuse essoufflée plus qu'émue : cruauté de la femme fatale, rougissant de désir et de vie qui méchamment jauge de dédain le passant spectateur et refuse à la tête renversée du Baptiste un tout dernier regard…

06/05/2005

Salomé au sang froid

medium_2_parutions_bx_livres_salome_beardsley_illustr_p.63_danse.jpg Souvenir aujourd'hui de cette citation (peut-être apocryphe) découverte autrefois, via Gallica, dans quelque article plutôt mal écrit d´un certain Maurice Vaucaire intitulé « Salomé à travers l´art et la littérature » (Nouvelle Revue du 15 mai 1907) et qu´il attribuait à un moine du quatorzième siècle, dont il n´a pas, hélas, cité le nom:

« [Salomé] s´était ingérée de faire quelques voyages en temps d´hiver et, en son chemin, y avait une rivière à passer, et parce que la gelée l´avait si bien fait prendre et coller ensemble que l´on y voyait une glace continuelle. Pour la passer plus à l´aise, elle se mit à pied ; mais ainsi qu´elle était dessus, la glace se rompit et ce, par l´ordonnance divine, tellement qu´elle tomba à l´eau jusqu´au cou et remua les parties basses de son corps. La voilà qui danse doucement, non sur terre, cette fois, mais dans l´eau et sa méchante tête, gelée par la froidure, est séparée du corps, non par un glaive, mais par les croûtes de glace, représentant ainsi un spectacle qui rafraîchissait aux regardants la mémoire de son crime. »

Allégorie merveilleuse d´une femme faite statue de glace afin de mieux, justement, rafraîchir la mémoire des passants, la danseuse éternelle est ici punie divinement par où elle pêcha. Et cette punition divine est double. Car d´une part, celle qui pirouettait sans cesse, dansait si agilement sur les mains, a maladroitement chu en laissant glisser son pied : le froid la force alors à remuer son corps non plus esthétiquement, mais de manière mécanique, automatique, sans doute peu gracieuse et par simple nécessité de survie. Et car c´est d´autre part l´eau d´une de ces rivières chères au Baptiste assassiné qui se fait vengeresse et glaciale pour froidement couper le cou de celle qui avait fait décapiter Jean. Tête pour tête en somme, et perfection de la main qui damne, puisqu´à la demande atroce que Salomé fit de sang froid, quel autre châtiment aurait été plus approprié que celui de son sang gelant ? Et le feu féminin si sensuel de la danse qui enflammait de passion tous les hommes présents au banquet est lui aussi à jamais éteint et glacé : la terrible pécheresse qui fit mourir un saint homme n´est plus dangereuse dès lors que le récit parvient à la réduire à l´opposé de la voluptueuse femme sans tête surréaliste – soit à une simple tête méchante et sans corps, éminemment frigide.

14/04/2005

« Ici, elle était vraiment fille »

medium_imageg2p.jpg Tentant de passer outre les échos zolesques fort compréhensibles (après tout, les deux écrivains furent longtemps amis et le décadent en devenir Huysmans était originellement un presque disciple du trop célèbre réaliste) de cette petite phrase postée hier dans ce carnet, je me demande pourquoi l'image de la danseuse Salomé fut sans cesse remplacée au dix-neuvième siècle par celle de la catin. Il est fort probable que la scène de la danse des sept voiles soit un ajout tardif au texte biblique qui permit des gloses rendant coquetterie, artifice et jeux sensuels féminins de voiles responsables de la décollation d'un saint homme. Mais jamais on n'écrivit alors que Salomé était autre chose qu'une danseuse séductrice, qu'une charmeuse voilée, et il est difficile d'imaginer que la propre fille d'Hérodias (c'est-à-dire selon le texte à la fois la femme et la belle-sœur d'Hérode) ait été de celles faisant commerce de leurs charmes.

Mais pour que Salomé soit fatale, il faut qu'elle fasse plus que de demander la tête du prophète, et que dans la séduction de sa chorégraphie se mêlent le souffle sautillant et vivant d'Eros à l'ombre terrifiante et assassine de Thanatos. Prostituée parce que dangereuse, tentatrice, refusant d'offrir, de donner mais arrachant aux hommes sperme et argent, sans que de cet échange ne demeure aucune trace tangible ou visible. Putain parfaite celle qui, comme Salomé, va jusqu'à faire de la vie de l'homme le prix de l'acte charnel. Non pas la bourse ou la vie, mais la vie pour payer un baiser, qui sera post-mortem. Et lorsque qu'elle posera ultimement sa bouche sur des lèvres mortes, pulsions de vie et pulsions de mort s'accorderont enfin, et c'est pourquoi il ne peut y avoir de plus beau baiser que ce baiser mythique, qui sans doute jamais ne fut.

13/04/2005

L'autre Salomé de Moreau

Suite de l'ekphrasis du chapitre V de A Rebours de Huysmans.

medium_moreauapparitionlouvre.jpg "Là, le palais d'Hérode s'élançait, ainsi qu'un Alhambra, sur de légères colonnes irisées de carreaux moresques, scellés comme par un béton d'argent, comme par un ciment d'or; des arabesques partaient de losanges en lazuli, filaient tout le long des coupoles où, sur des marqueteries de nacre, rampaient des lueurs d'arc-en-ciel, des feux de prisme. Le meurtre était accompli; maintenant le bourreau se tenait impassible, les mains sur le pommeau de sa longue épée, tachée de sang. Le chef décapité du saint s'était élevé du plat posé sur les dalles et il regardait, livide, la bouche décolorée, ouverte, le cou cramoisi, dégouttant de larmes. Une mosaïque cernait la figure d'où s'échappait une auréole s'irradiant en traits de lumière sous les portiques, éclairant l'affreuse ascension de la tête, allumant le globe vitreux des prunelles, attachées, en quelque sorte crispées sur la danseuse. D'un geste d'épouvante, Salomé repousse la terrifiante vision qui la cloue, immobile, sur les pointes; ses yeux se dilatent, sa main étreint convulsivement sa gorge. Elle est presque nue; dans l'ardeur de la danse, les voiles se sont défaits, les brocarts ont croulé; elle n'est plus vêtue que de matières orfévries et de minéraux lucides; un gorgerin lui serre de même qu'un corselet la taille, et, ainsi qu'une agrafe superbe, un merveilleux joyau darde des éclairs dans la rainure de ses deux seins; plus bas, aux hanches, une ceinture l'entoure, cache le haut de ses cuisses que bat une gigantesque pendeloque où coule une rivière d'escarboucles et d'émeraudes; enfin, sur le corps resté nu, entre le gorgerin et la ceinture, le ventre bombe, creusé d'un nombril dont le trou semble un cachet gravé d'onyx, aux tons laiteux, aux teintes de rose d'ongle. Sous les traits ardents échappés de la tête du Précurseur, toutes les facettes des joailleries s'embrasent; les pierres s'animent, dessinent le corps de la femme en traits incandescents; la piquent au cou, aux jambes, aux bras, de points de feu, vermeils comme des charbons, violets comme des jets de gaz, bleus comme des flammes d'alcool, blancs comme des rayons d'astre. L'horrible tête flamboie, saignant toujours, mettant des caillots de pourpre sombre, aux pointes de la barbe et des cheveux. Visible pour la Salomé seule, elle n'étreint pas de son morne regard, l'Hérodias qui rêve à ses haines enfin abouties, le Tétrarque, qui, penché un peu en avant, les mains sur les genoux, halète encore, affolé par cette nudité de femme imprégnée de senteurs fauves, roulée dans les baumes, fumée dans les encens et dans les myrrhes.

Tel que le vieux roi, des Esseintes demeurait écrasé, anéanti, pris de vertige, devant cette danseuse, moins majestueuse, moins hautaine, mais plus troublante que la Salomé du tableau à l'huile. Dans l'insensible et impitoyable statue, dans l'innocente et dangereuse idole, l'érotisme, la terreur de l'être humain s'étaient fait jour; le grand lotus avait disparu, la déesse s'était évanouie; un effroyable cauchemar étranglait maintenant l'histrionne, extasiée par le tournoiement de la danse, la courtisane, pétrifiée, hypnotisée par l'épouvante. Ici, elle était vraiment fille; elle obéissait à son tempérament de femme ardente et cruelle; elle vivait, plus raffinée et plus sauvage, plus exécrable et plus exquise; elle réveillait plus énergiquement les sens en léthargie de l'homme, ensorcelait, domptait plus sûrement ses volontés, avec son charme de grande fleur vénérienne, poussée dans des couches sacrilèges, élevée dans des serres impies. Comme le disait des Esseintes, jamais, à aucune époque, l'aquarelle n'avait pu atteindre cet éclat de coloris; jamais la pauvreté des couleurs chimiques n'avait ainsi fait jaillir sur le papier des coruscations semblables de pierres, des lueurs pareilles de vitraux frappés de rais de soleil, des fastes aussi fabuleux, aussi aveuglants de tissus et de chairs. Et, perdu dans sa contemplation, il scrutait les origines de ce grand artiste, de ce païen mystique, de cet illuminé qui pouvait s'abstraire assez du monde pour voir, en plein Paris, resplendir les cruelles visions, les féeriques apothéoses des autres âges.

medium_moreauapparitionmoreau.jpg Sa filiation, des Esseintes la suivait à peine; çà et là, de vagues souvenirs de Mantegna et de Jacopo de Barbarj; çà et là, de confuses hantises du Vinci et des fièvres de couleurs à la Delacroix; mais l'influence de ces maîtres restait, en somme, imperceptible: la vérité était que Gustave Moreau ne dérivait de personne. Sans ascendant véritable, sans descendants possibles, il demeurait, dans l'art contemporain, unique. Remontant aux sources ethnographiques, aux origines des mythologies dont il comparait et démêlait les sanglantes énigmes; réunissant, fondant en une seule les légendes issues de l'Extrême Orient et métamorphosées par les croyances des autres peuples, il justifiait ainsi ses fusions architectoniques, ses amalgames luxueux et inattendus d'étoffes, ses hiératiques et sinistres allégories aiguisées par les inquiètes perspicuités d'un nervosisme tout moderne; et il restait à jamais douloureux, hanté par les symboles des perversités et des amours surhumaines, des stupres divins consommés sans abandons et sans espoirs. Il y avait dans ses oeuvres désespérées et érudites un enchantement singulier, une incantation vous remuant jusqu'au fond des entrailles, comme celle de certains poèmes de Baudelaire, et l'on demeurait ébahi, songeur, déconcerté, par cet art qui franchissait les limites de la peinture, empruntait à l'art d'écrire ses plus subtiles évocations, à l'art du Limosin ses plus merveilleux éclats, à l'art du lapidaire et du graveur ses finesses les plus exquises. Ces deux images de la Salomé, pour lesquelles l'admiration de des Esseintes était sans borne, vivaient, sous ses yeux, pendues aux murailles de son cabinet de travail, sur des panneaux réservés entre les rayons des livres."

21/03/2005

Une des Salomé de Moreau

Réflexions suivant l'ekphrasis du chapitre V de A Rebours de Huysmans.

"Ce type de la Salomé si hantant pour les artistes et pour les poètes, obsédait, depuis des années, des Esseintes. Combien de fois avait-il lu dans la vieille bible de Pierre Variquet, traduite par les docteurs en théologie de l'Université de Louvain, l'évangile de saint Mathieu qui raconte en de naïves et brèves phrases, la décollation du Précurseur; combien de fois avait-il rêvé, entre ces lignes:

medium_salome_moreau_1874-76_large.jpg Au jour du festin de la Nativité d'Hérode, la fille d'Hérodias dansa au milieu et plut à Hérode.
Dont lui promit, avec serment, de lui donner tout ce qu'elle lui demanderait.
Elle donc, induite par sa mère, dit: Donne-moi, en un plat, la tête de Jean-Baptiste.
Et le roi fut marri, mais à cause du serment et de ceux qui étaient assis à table avec lui, il commanda qu'elle lui fût baillée.
Et envoya décapiter Jean, en la prison.
Et fut la tête d'icelui apportée dans un plat et donnée à la fille et elle la présenta à sa mère.


Mais ni saint Mathieu, ni saint Marc, ni saint Luc, ni les autres évangélistes ne s'étendaient sur les charmes délirants, sur les actives dépravations de la danseuse. Elle demeurait effacée, se perdait, mystérieuse et pâmée, dans le brouillard lointain des siècles, insaisissable pour les esprits précis et terre à terre, accessible seulement aux cervelles ébranlées, aiguisées, comme rendues visionnaires par la névrose rebelle aux peintres de la chair, à Rubens qui la déguisa en une bouchère des Flandres, incompréhensible pour tous les écrivains qui n'ont jamais pu rendre l'inquiétante exaltation de la danseuse la grandeur raffinée de l'assassine.

Dans l'oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait enfin réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange qu'il avait rêvée. Elle n'était plus seulement la baladine qui arrache à un vieillard, par une torsion corrompue de ses reins, un cri de désir et de rut; qui rompt l'énergie, fond la volonté d'un roi, par des remous de seins, des secousses de ventre, des frissons de cuisse; elle devenait, en quelque sorte, la déité symbolique de l'indestructible Luxure, la déesse de l'immortelle Hystérie, la Beauté maudite, élue entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcit les muscles la Bête monstrueuse, indifférente, irresponsable, insensible, empoisonnant, de même que l'Hélène antique, tout ce qui l'approche, tout ce qui la voit, tout ce qu'elle touche. Ainsi comprise, elle appartenait aux théogonies de l'extrême Orient; elle ne relevait plus des traditions bibliques, ne pouvait même plus être assimilée à la vivante image de Babylone, à la royale Prostituée de l'Apocalypse, accoutrée, comme elle, de joyaux et de pourpre, fardée comme elle; car celle-là n'était pas jetée par une puissance fatidique, par une force suprême, dans les attirantes abjections de la débauche. Le peintre semblait d'ailleurs avoir voulu affirmer sa volonté de rester hors des siècles, de ne point préciser d'origine, de pays, d'époque, en mettant sa Salomé au milieu de cet extraordinaire palais, d'un style confus et grandiose, en la vêtant de somptueuses et chimériques robes, en la mitrant d'un incertain diadème en forme de tour phénicienne tel qu'en porte la Salammbô, en lui plaçant enfin dans la main le sceptre d'Isis, la fleur sacrée de l'Égypte et de l'Inde, le grand lotus. medium_moreau_19_fra_danse_de_salome_paris_mm_.jpg

Des Esseintes cherchait le sens de cet emblème. Avait-il cette signification phallique que lui prêtent les cultes primordiaux de l'Inde; annonçait-il au vieil Hérode, une oblation de virginité, un échange de sang, une plaie impure sollicitée, offerte sous la condition expresse d'un meurtre; ou représentait-il l'allégorie de la fécondité, le mythe hindou de la vie, une existence tenue entre des doigts de femme, arrachée, foulée par des mains palpitantes d'homme qu'une démence envahit, qu'une crise de la chair égare? Peut-être aussi qu'en armant son énigmatique déesse du lotus vénéré, le peintre avait songé à la danseuse, à la femme mortelle, au Vase souillé, cause de tous les péchés et de tous les crimes; peut-être s'était-il souvenu des rites de la vieille Égypte, des cérémonies sépulcrales de l'embaumement, alors que les chimistes et les prêtres étendent le cadavre de la morte sur un banc de jaspe, lui tirent avec des aiguilles courbes la cervelle par les fosses du nez, les entrailles par l'incision pratiquée dans son flanc gauche, puis avant de lui dorer les ongles et les dents, avant de l'enduire de bitumes et d'essences, lui insèrent, dans les parties sexuelles, pour les purifier, les chastes pétales de la divine fleur."