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30/01/2007

« Moi, ça me laisse froide »

« Qu’ils sont étranges, les gens qui croient que c’est arrivé ! Comment peuvent-ils ? Une seule chose dans la vie, le rêve, me paraît assez belle, assez émouvante, pour valoir qu’on se trouble jusqu’au rire, jusqu’aux larmes.

J’ai cru trouver la fin de mon indifférence quotidienne (le lieu et la formule), un prolongement de mes nuits : l’art. (Ah ! que j’étais donc jeune !) Vierge, en effet, jusqu’à l’âme, je ne m’étais pas encore occupée de questions artistiques — ce sera mon excuse.

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    Je compris vite l’horrible guet-apens : peintres, écrivains, sculpteurs, musiciens même, ils copiaient la vie. Au lieu de la tromper, cette éternelle épouse ! c’était à qui lui serait le plus fidèle. Pouvais-je admirer leurs chromos, moi qui déjà n’aimais point le modèle ?

    Pourtant, parfois les “ ratés ” me plaisaient, ceux d’entre les portraits qu’on ne parvenait point à faire ressemblants. J’achetais les laissés pour compte. Au moins, ces amants du réel étaient cela, faute de mieux : Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font !

    Mais d’autres, soi-disant amants de l’Idéal, assuraient qu’ils déformaient à dessein les traits de l’héroïne (et certes ! ils se vantaient !) — Fardez, maquillez, mettez-lui un faux nez — grattez : la grimace reparaît ; la femme, elle est toujours dessous ! — D’autres hommes prétendaient créer absolument, ou du moins reproduire l’autre vie, la spontanée, celle qui surgit, remue sous les paupières closes… Et, fiers de leur révolte, se contentaient d’assembler, et sans aucun discernement, ce qu’ils trouvaient épars dans la nature, ou chez leurs collègues : les décalcomanes. De telles œuvres, ah ! qu’un dieu les daigne résoudre !

Se croyant tous destructeurs, bâtisseurs, méconnus, maudits, parricides, incendiaires — comme ils s’intimident eux-mêmes ! comme ils sont, devant ce qu’ils nomment : la Gloire, des enfants sages, et soumis, et battus ! — comme ils manquent d’audace !… Ils croient à l’immortalité du Génie (blague entre les blagues !). Ils pensent aussi, les uns que c’est arrivé, les autres que ça arrivera.

Ce n’est peut-être pas la peine de le dire ? ça se voit : je ne les aime guère. C’est d’avoir trop voulu les aimer.

Ma déception commença au théâtre, un jour qu’on apportait dans un bassin d’argent une tête en carton peint, dégouttante de rouge — rappelant un morceau de porc frais à l’étal du boucher. — C’est ignoble ! Ma religion en interdit la vue.

Toutefois, avant de renoncer au monde, je danserai devant Hérode, parce qu’il s’intéresse à mon sommeil, et qu’il m’a fait lui expliquer mes songes…

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(Ils disent que je tournoie, tantôt sur les paumes, tantôt sur les orteils, comme une acrobate — car ils ne savent pas voir. Je suis sirène ou serpent et me tiens dressée sur ma queue ; je suis un oiseau, un ange, et danse légèrement sur la pointe endurcie de mes ailes.)

… D’ailleurs il m’a promis qu’il me paierait royalement. Je veux faire une dernière épreuve : savoir quelles sont ses idées en matière de carton peint (car s’il a du goût, ce n’est pas la question d’argent qui l’arrêtera).

Quand, somnambule érotique, j’aurai pour son plaisir changé sept fois de peau, je m’éveillerai, je commanderai qu’on m’apporte dans un bassin d’argent la tête du prophète Whatshisname (j’oublie son nom ; n’importe ! mon beau-père comprendra). D’abord, ce sera drôle de voir son front fâché. Il n’aime pas qu’on parle du prisonnier, dont il est jaloux, car lui-même prophétise volontiers. Il s’est vanté d’entendre des voix — des voix terribles. Mais Salomé aussi lui fait peur, et c’est ma mère qu’il…

 

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Pourquoi ai-je demandé ça ? Elle est encore plus coupée, encore plus laide et plus mal faite qu’au théâtre. Il paraît que je dois y toucher, la prendre dans mes mains, la baiser… Ça m’est bien égal ! Est-ce qu’un objet si ridicule peut effrayer ? Ma répugnance est tout esthétique. — La toucher ? oui, ils veulent toujours ça : qu’on admire comme c’est bien imité ! — Mais la baiser ? pourquoi ?… Ah !… Parfaitement. Ils se figurent que j’en suis amoureuse. Mon dieu ! si ça les amuse. Je ne leur savais pas tant d’imagination. — La baiser ? Veut-on que j’en fasse davantage ?…

(Le Tétrarque a sa crise de nerfs. A quoi lui sert d’entendre des voix ? Lui aussi croit que c’est arrivé !)

Tiens ! mais c’est qu’elle me salit avec du sang gluant, moins rouge et plus chaud qu’il n’est d’usage… du sang pareil au mien…

(Ce n’est pas du bon théâtre.)

Qu’est-ce que ça prouve ? Simplement que j’avais raison :

L’art, la vie : ça se vaut. C’est à qui sera le plus loin du rêve — et même du cauchemar. Je veux bien qu’il y ait des sots sur qui ça fait beaucoup d’effet. Moi, ça me laisse froide.

Si je vibre d’autres vibrations que les vôtres, fallait-il conclure que ma chair est insensible ? »

 

(Claude Cahun, in Héroïnes)
 

18/01/2007

Dés-doublements

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« Un évangile de Nubie, découvert par Boissière, nous parle d'un jeune philosophe à qui une princesse hébraïque fait hommage du chef d'un apôtre ; le jeune homme répond en souriant : « Ce que je désire, ô mon aimée, c'est ta propre tête. » Et, alors, la danseuse, pâle, s'éloigne et le soir du même jour, sur un plat d'or, un esclave présentait au philosophe la pauvre petite tête de l'aimée. Et le sage s'exclama : « Qu'on emporte la chose sanglante ! » et il continua de lire Platon… »

(sic Oscar Wilde, selon Enrique Gomez Carillo retranscrit par Thibault d'Anthonay)

05:08 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : salomé, oscar wilde

05/01/2007

Mythologie sculptée

Jean-Baptiste sculptural, le doigt presque levé en une pose inspirée du célèbre Da Vinci domine souverainement une des salles du Rodin Museum de Philadelphie. Un baptiste hautain, assuré, homme de tête et va-nu-pied dont la nudité semble faire autorité – virilité du geste et de l'esprit tout autant que du corps. Il faudra au visiteur hésiter un peu avant de sortir du petit pavillon dédié à Rodin pour entrapercevoir, en son habituel plateau, le soleil cou coupé modelé par le sculpteur.
 
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L'ombre de Salomé juste avant de partir, en un clin d'œil final comme tombé de rideau, voilà toute la danse tourbillonnant sans bruit. Jeu de voiles des pensées, pourquoi Rodin s'est-il refusé à sculpter les plis et les replis de la fille d'Hérodias ? Etait-ce que cette image déjà faisait cliché ? Qu'il fallait à Rodin repenser le mouvement et puis le recréer ? Les élèves du maître tels Jules Desbois n'hésiteront pas à tourmenter un peu les drapés des sept voiles pour donner l'illusion d'une vitesse instable, d'une femme presque toupie faisant tourner les têtes. Rodin préfère les mains coupées, les masques travaillés, révèle des corporalités toutes emplies de pensée, des corps qui sont des âmes, se refusant ainsi aux simples dichotomies. Or n'est-elle pas scission, séparation d'elle-même la danseuse célèbre en représentation ? Convulsions des martyrs, extase aussi des corps sur cette porte de l'Enfer, inscription de mouvements et chairs qui palpitent, c'est vers l'incarnation que veut tendre Rodin. Et Salomé tout en chair, révélant sous les voiles la blancheur de sa peau n'est rien sinon spectacle, sinon donnée à voir. La tête de Jean-Baptiste certes l'inscrit dans l'Histoire – mais ne l'incarne pas ; mythe ou le devenir d'une désincarnation.
 
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