14/06/2008
Chorégraphiquement fui...
« Voici définie une parfaite méthode de lecture: remplaçons la danseuse par Mallarmé lui-même, substituons au texte chorégraphique les figures verbales d'un poème, et nous aurons trouvé le moyen le plus commode d'entrer dans son univers tout en restant fidèle à sa leçon. » (Jean-Pierre Richard in L’Univers imaginaire de Mallarmé)
Un univers mallarméen dans lequel on pourrait entrer si la leçon fidèlement suivie n’était pas, justement, que le seuil sied au spectateur, que le lecteur aussi peut judicieusement y demeurer songeur.
Songeons donc un instant, à l’orée de la rampe et du chemin, en cette arrière-scène de bas-côtés…
Mallarmé, de fait, n’est pas la Danseuse, ne saurait donc lui être tout à fait substitué. Accepter ainsi une méthode de lecture où les figures verbales seraient équivalentes aux figures chorégraphiques, où la stylistique des corps pensant égalerait celle de l’esprit se faisant chair, n’est-ce pas en effet céder sans façon au célèbre démon de l’analogie ?
Et d’ailleurs le poète ne joue guère ici à se féminiser d’entrechats. Loin, bien loin de cette « virginité de site étranger, à tout au-delà, pas songé, » il est celui qui se promène en terra cognita, celui qui flâne aussi en « une matinée bientôt d'été, en un jardin » se « remémor[an]t, pour les exclure, les sensations de la saison théâtrale récente. » En d’autres mots, tandis que la Danseuse de la mémoire de Mallarmé habilla le néant virtuel de sa danse, peupla la nudité scénique de sa chorégraphie, il avance quant à lui pas à pas au présent dans la réalité. Là où la danse fut affaire de figures à bâtir et de fleurissements en devenirs, le poète reste celui qui choisit, exclut et puis décide non pas de faire surgir l’ampleur immense du tissu de ses pensées en expansion, mais bien d’élire, en esthète, ses souvenirs. Une seule danse (c’est-à-dire une unique danseuse) trouve grâce ainsi en sa mémoire – affaire de diamants, de virevoltes d’hivers et puis d’étendues vierges – Hérodiade en somme, irrémédiablement inscrite en ses pensées.
Au fil de la promenade, les impressions mémorielles éparses de Mallarmé infusent le texte entier et, s’y glissant, la chorégraphie de Loie Fuller tisse aussi quelques métaphores arachnéennes de soie en jeux de voiles et de lumière. Art de l’éphémère papillonnant que celui des tourbillons épanouis de tissus propagés, cette solitaire danse qui tel un inestimable joyau scintillait l’hiver précédent, brille encore, précieuse et rare, sous la plume du poète.
Or, loin de Paris et de la scène, le promeneur va bientôt laisser ce « hâtif soleil naturel » dissiper toute « réminiscences citadines. » Ce qui demeurera alors et qui demeure encore n’est autre que le texte, tandis que la vision silencieuse et muette, cette vision au charme pourtant spirituel s’est déjà effacée, dispersée par la mode. Car la foule « en stupeur, » trouvera de nouveau une « délicieuse éclosion contemporaine, suggestive, spéciale. » De la fulgurance en éclair de ce qui fut la « forme théâtrale de poésie par excellence » – momentané seyant aux ailes des papillons comme aux plis d’éventails – il ne reste donc rien, à jamais, de tangible. Mais fixant son vertige, Mallarmé a happé, aussi, des lueurs insaisissables. Vestige alors ou ruines que ce froufrou des phrases, longues et soudain incises, ces vagues fascinantes poursuivies doucement en adverbes qui s’allongent, délicieux décombres inscrits sur le papier de ce qui se nomma, un jour, peut-être, chorégraphie.
10:04 Publié dans Salomé électrique | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : mallarmé, fuller, littérature, lecture, écriture, danse
14/08/2007
« Et l’ardeur aux fantômes »
Salomé, vous avez les parfums et les baumes
Et les jardins royaux dans la pourpre des soirs,
Les étoffes, les fards, les gemmes, les miroirs,
Et les citernes d’eau, sonores sous leurs dômes !
Salomé, vous avez les danses. A vos paumes
On a peint des signes magiques, verts et noirs ;
Votre corps qui les guide à d’infâmes espoirs
Rend aux morts le désir et l’ardeur aux fantômes.
Alors pourquoi voulûtes-vous, ô Salomé,
Que du tronc nu, roulât le chef inanimé ?
Fût-ce afin que ce tût la voix âpre et farouche ?
Ou pour voir si, parjure à ses rêves divins,
Ne tressaillirait pas au feu de votre bouche
La tête aux yeux fermés qui saignait en vos mains ?
(Henri de Régnier)
07:30 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Salomé, danse, voix, Henri de Régnier, Henry Ossawa Tanner
24/11/2006
Pourquoi nul chien
... ne dévora Salomé
Parce que Salomé redonne sens et poids aux mots d'un homme, elle est du côté de ces femmes qui ont fauté, mais qu'on ne lapidera pas pour autant, de ces coupables à qui l'on accordera sans doute le pardon. Relativité biblique, l'on pardonne en effet généralement aux prostituées et aux femmes adultères, mais guère à celles qui volent aux hommes leur parole. Ainsi Jézabel, ayant écrit des lettres assassines au nom de son royal époux Akhab et les ayant scellées du sceau de ce dernier sera d'abord précipitée si violement du haut de sa fenêtre que la muraille en demeurera imbibée de son sang, puis verra son cadavre qu'hommes et chevaux piétinèrent dévoré par les chiens. Et de cette Jézabel dont la mauvaise action suffit à maudire toute la descendance, l'on ne retrouva que crâne, pieds et paumes de mains, restes sanglants non ensevelis mais faits fumier dans ce champ qu'elle avait volé à un autre: « dans la propriété d'Izréel les chiens mangeront la chair de Jézabel, et le cadavre de Jézabel deviendra du fumier en plein champ, dans la propriété d'Izréel, en sorte qu'on ne pourra dire : ceci est Jézabel» (1 Rois, 21:23). Jézabel n'est toutefois pas directement punie parce qu'elle a écrit à la place de son mari, mais à cause de la lapidation injustifiée de Naboth demandée via ces missives afin de pouvoir s'approprier sa vigne. Et ironiquement, cette anonyme qui signa ses lettres du nom d'un autre demeurera nommée en négation, inscrite en absence dans l'objet même de son larcin. Tue pour t'approprier le champ d'un autre, et tu finiras non pas poussière mais fumier dans ce champ niant désormais ton nom. Assassine autrui en lui volant son chant, sa voix, ses mots, sa parole et ton nom à toi ne sera plus que synonyme d'ordure et d'immondice.
22:15 Publié dans Trame | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jézabel, Salomé, Parole, Danse
12/07/2006
Rosa magnifica
« Quelle est celle-ci, sortie des révoltes du monde, qui, tragique, secrète, mortelle, avec les sûrs venins de son sang transvasé, combine les philtres vésaniques et propose à son compagnon misérable l’ironie d’un bonheur à jamais renoncé ? Ah ! Je te reconnais, empuse amertumée de nos lies, salée de nos larmes, soeur délicieuse d'irrédemption, sœur insidieuse et secourable de nos tourments d’irréel. Tu m’apparus avec le masque de chien, avec le véhément visage calme d’Aude. Mais, ô beauté du sacrifice ! ô duperie expiatoire ! Dans la damnation, c’est encore l’holocauste de son amour qu’elle livre à l’homme. Elle s’immole et la première boit le breuvage empoisonné. L’ayant éprouvée sous ses quatre aspects, eussé-je pu concevoir autrement la femme ? Toutes me prirent la bouche avec le même mouvement animal des lèvres. Toutes m’évoquèrent la petite femme lascive et calculée qui depuis les commencements de la genèse répétait les mêmes gestes. D' abord elles furent trois ; elles furent trois femmes et trois péchés. Puis survint Aude et celle-là fut tous les péchés et toute la prédestination de la femme. Aude marcha nue sous la nuit du bois, Aude dansa mes danses de Salomé, Aude s’institua la nonne de mes perversités. Je me surprenais, en dehors du plaisir, à étudier ses rythmes splendides, seulement obscurs pour elle. Chacun avait un sens fatal et éternel. Ils me suggéraient d’effarantes conjectures qui les reliaient aux séries transmuées. Ses aïeules durent posséder ce crâne étroit et instinctif des bayadères ou des incultes servantes, ce front courbe des espèces bornées et génitales. Cependant un altier geste royal dont elle rejetait en arrière les massives torsades de sa chevelure pareille à une toison dénotait l’empire et la conquête. Elle croisait souvent les mains et les élevait au-dessus d’elle, comme des chaînes et des lianes, avec un geste humilié ou las dont la plastique insidieuse implora et subjugua le maître barbare. Sa marche grave, lente, préméditée, différait du tressautement léger, du pas dansant et subreptice des précieuses demoiselles. Elle évoquait plutôt les mimes simulant un dessein artificieux, de lasses campagnardes après la moisson, des religieuses se rendant au réfectoire. Elle aimait les fourrures, les métaux, les paresses vautrées, l’accroupissement sur les tapis en se tenant les pieds dans les mains. Elle arrivait chez moi avec de lourds bracelets d’or à chaque bras, symbole inconscient des servages passés. Sa peau était poivrée d’odeurs âcres rappelant le girofle et de safran. Elle jouissait de lacérer des coeurs de roses et des pétales d'oeillets en un massacre rouge qu’elle faisait couler dans sa gorge ou qu’elle épandait sous elle dans les draps. Et ensuite elle les ramassait à poignées et avec une sensualité sauvage les enfonçait en ses narines, toutes chaudes de sa vie. »
(Camille Lemonnier in L'homme en amour )
08:15 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Alma Tadema, Long Edwin Longsden, Salomé, Littérature, Mythe, Danse, Décadence
10/05/2006
Une évocation de Lorrain
« Le fils du roi de l'Inde...
J’irai en voir la fille ce soir, la fille du roi de l’inde, car est-elle assez Hindoue, assez femme de l’Extrême-Orient et mystérieuse comme une idole de l’Asie avec ses immenses yeux noirs, la pâleur adente de sa face et le charme léthargique de ses gestes, cette belle Alice Aubray qui présente en ce moment, aux Folies, chiens, singes, cheval et éléphant.
Le peintre Hawkins, qui m’accompagnait l’autre samedi, le soir de ses débuts, a trouvé pour elle le mot juste : « Elle a l’air d’une incantation. » Et, en effet, il y a de la magie dans ce visage halluciné aux yeux dévorants et fixes, du mystère et du plus redoutable dans l’espèce de somnambulisme au milieu duquel cette belle fille arpente et remplit la scène, comme inconsciente, la pensée ailleurs, telle une morte vivante dont l’âme serait absente. C’est le charme des princesses de Gustave Moreau, des grandes fleurs vénéneuses et passives de ses splendides aquarelles ; c’est l’hallucinante emprise de la Salomé dont la pâle dompteuse a, par une singulière coïncidence, arboré la merveilleuse coiffure. Allez plutôt voir cet étrange hennin de joyaux et de cheveux, cette mer de ténèbres où coulent des ruisseaux de diamants et de perles, avec, dans la nuque, une rose sanglante… »
(Jean Lorrain in Poussières de Paris)
17:55 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jean Lorrain, Mata-Hari, Rose, Salomé, Décadence, Danse, Littérature
06/05/2005
Salomé au sang froid
Souvenir aujourd'hui de cette citation (peut-être apocryphe) découverte autrefois, via Gallica, dans quelque article plutôt mal écrit d´un certain Maurice Vaucaire intitulé « Salomé à travers l´art et la littérature » (Nouvelle Revue du 15 mai 1907) et qu´il attribuait à un moine du quatorzième siècle, dont il n´a pas, hélas, cité le nom:
« [Salomé] s´était ingérée de faire quelques voyages en temps d´hiver et, en son chemin, y avait une rivière à passer, et parce que la gelée l´avait si bien fait prendre et coller ensemble que l´on y voyait une glace continuelle. Pour la passer plus à l´aise, elle se mit à pied ; mais ainsi qu´elle était dessus, la glace se rompit et ce, par l´ordonnance divine, tellement qu´elle tomba à l´eau jusqu´au cou et remua les parties basses de son corps. La voilà qui danse doucement, non sur terre, cette fois, mais dans l´eau et sa méchante tête, gelée par la froidure, est séparée du corps, non par un glaive, mais par les croûtes de glace, représentant ainsi un spectacle qui rafraîchissait aux regardants la mémoire de son crime. »
Allégorie merveilleuse d´une femme faite statue de glace afin de mieux, justement, rafraîchir la mémoire des passants, la danseuse éternelle est ici punie divinement par où elle pêcha. Et cette punition divine est double. Car d´une part, celle qui pirouettait sans cesse, dansait si agilement sur les mains, a maladroitement chu en laissant glisser son pied : le froid la force alors à remuer son corps non plus esthétiquement, mais de manière mécanique, automatique, sans doute peu gracieuse et par simple nécessité de survie. Et car c´est d´autre part l´eau d´une de ces rivières chères au Baptiste assassiné qui se fait vengeresse et glaciale pour froidement couper le cou de celle qui avait fait décapiter Jean. Tête pour tête en somme, et perfection de la main qui damne, puisqu´à la demande atroce que Salomé fit de sang froid, quel autre châtiment aurait été plus approprié que celui de son sang gelant ? Et le feu féminin si sensuel de la danse qui enflammait de passion tous les hommes présents au banquet est lui aussi à jamais éteint et glacé : la terrible pécheresse qui fit mourir un saint homme n´est plus dangereuse dès lors que le récit parvient à la réduire à l´opposé de la voluptueuse femme sans tête surréaliste – soit à une simple tête méchante et sans corps, éminemment frigide.
17:45 Publié dans Trame, Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gallica, maurice vaucaire, danse, allégorie, salomé, décadence
13/04/2005
L'autre Salomé de Moreau
Suite de l'ekphrasis du chapitre V de A Rebours de Huysmans.
"Là, le palais d'Hérode s'élançait, ainsi qu'un Alhambra, sur de légères colonnes irisées de carreaux moresques, scellés comme par un béton d'argent, comme par un ciment d'or; des arabesques partaient de losanges en lazuli, filaient tout le long des coupoles où, sur des marqueteries de nacre, rampaient des lueurs d'arc-en-ciel, des feux de prisme. Le meurtre était accompli; maintenant le bourreau se tenait impassible, les mains sur le pommeau de sa longue épée, tachée de sang. Le chef décapité du saint s'était élevé du plat posé sur les dalles et il regardait, livide, la bouche décolorée, ouverte, le cou cramoisi, dégouttant de larmes. Une mosaïque cernait la figure d'où s'échappait une auréole s'irradiant en traits de lumière sous les portiques, éclairant l'affreuse ascension de la tête, allumant le globe vitreux des prunelles, attachées, en quelque sorte crispées sur la danseuse. D'un geste d'épouvante, Salomé repousse la terrifiante vision qui la cloue, immobile, sur les pointes; ses yeux se dilatent, sa main étreint convulsivement sa gorge. Elle est presque nue; dans l'ardeur de la danse, les voiles se sont défaits, les brocarts ont croulé; elle n'est plus vêtue que de matières orfévries et de minéraux lucides; un gorgerin lui serre de même qu'un corselet la taille, et, ainsi qu'une agrafe superbe, un merveilleux joyau darde des éclairs dans la rainure de ses deux seins; plus bas, aux hanches, une ceinture l'entoure, cache le haut de ses cuisses que bat une gigantesque pendeloque où coule une rivière d'escarboucles et d'émeraudes; enfin, sur le corps resté nu, entre le gorgerin et la ceinture, le ventre bombe, creusé d'un nombril dont le trou semble un cachet gravé d'onyx, aux tons laiteux, aux teintes de rose d'ongle. Sous les traits ardents échappés de la tête du Précurseur, toutes les facettes des joailleries s'embrasent; les pierres s'animent, dessinent le corps de la femme en traits incandescents; la piquent au cou, aux jambes, aux bras, de points de feu, vermeils comme des charbons, violets comme des jets de gaz, bleus comme des flammes d'alcool, blancs comme des rayons d'astre. L'horrible tête flamboie, saignant toujours, mettant des caillots de pourpre sombre, aux pointes de la barbe et des cheveux. Visible pour la Salomé seule, elle n'étreint pas de son morne regard, l'Hérodias qui rêve à ses haines enfin abouties, le Tétrarque, qui, penché un peu en avant, les mains sur les genoux, halète encore, affolé par cette nudité de femme imprégnée de senteurs fauves, roulée dans les baumes, fumée dans les encens et dans les myrrhes.
Tel que le vieux roi, des Esseintes demeurait écrasé, anéanti, pris de vertige, devant cette danseuse, moins majestueuse, moins hautaine, mais plus troublante que la Salomé du tableau à l'huile. Dans l'insensible et impitoyable statue, dans l'innocente et dangereuse idole, l'érotisme, la terreur de l'être humain s'étaient fait jour; le grand lotus avait disparu, la déesse s'était évanouie; un effroyable cauchemar étranglait maintenant l'histrionne, extasiée par le tournoiement de la danse, la courtisane, pétrifiée, hypnotisée par l'épouvante. Ici, elle était vraiment fille; elle obéissait à son tempérament de femme ardente et cruelle; elle vivait, plus raffinée et plus sauvage, plus exécrable et plus exquise; elle réveillait plus énergiquement les sens en léthargie de l'homme, ensorcelait, domptait plus sûrement ses volontés, avec son charme de grande fleur vénérienne, poussée dans des couches sacrilèges, élevée dans des serres impies. Comme le disait des Esseintes, jamais, à aucune époque, l'aquarelle n'avait pu atteindre cet éclat de coloris; jamais la pauvreté des couleurs chimiques n'avait ainsi fait jaillir sur le papier des coruscations semblables de pierres, des lueurs pareilles de vitraux frappés de rais de soleil, des fastes aussi fabuleux, aussi aveuglants de tissus et de chairs. Et, perdu dans sa contemplation, il scrutait les origines de ce grand artiste, de ce païen mystique, de cet illuminé qui pouvait s'abstraire assez du monde pour voir, en plein Paris, resplendir les cruelles visions, les féeriques apothéoses des autres âges.
Sa filiation, des Esseintes la suivait à peine; çà et là, de vagues souvenirs de Mantegna et de Jacopo de Barbarj; çà et là, de confuses hantises du Vinci et des fièvres de couleurs à la Delacroix; mais l'influence de ces maîtres restait, en somme, imperceptible: la vérité était que Gustave Moreau ne dérivait de personne. Sans ascendant véritable, sans descendants possibles, il demeurait, dans l'art contemporain, unique. Remontant aux sources ethnographiques, aux origines des mythologies dont il comparait et démêlait les sanglantes énigmes; réunissant, fondant en une seule les légendes issues de l'Extrême Orient et métamorphosées par les croyances des autres peuples, il justifiait ainsi ses fusions architectoniques, ses amalgames luxueux et inattendus d'étoffes, ses hiératiques et sinistres allégories aiguisées par les inquiètes perspicuités d'un nervosisme tout moderne; et il restait à jamais douloureux, hanté par les symboles des perversités et des amours surhumaines, des stupres divins consommés sans abandons et sans espoirs. Il y avait dans ses oeuvres désespérées et érudites un enchantement singulier, une incantation vous remuant jusqu'au fond des entrailles, comme celle de certains poèmes de Baudelaire, et l'on demeurait ébahi, songeur, déconcerté, par cet art qui franchissait les limites de la peinture, empruntait à l'art d'écrire ses plus subtiles évocations, à l'art du Limosin ses plus merveilleux éclats, à l'art du lapidaire et du graveur ses finesses les plus exquises. Ces deux images de la Salomé, pour lesquelles l'admiration de des Esseintes était sans borne, vivaient, sous ses yeux, pendues aux murailles de son cabinet de travail, sur des panneaux réservés entre les rayons des livres."
08:15 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Joris-Karl Huysmans, Gustave Moreau, Danse, Peinture, Littérature, Salomé, Décadence
23/03/2005
La Salomé de Flaubert
Scène de la danse du chapitre III de l'Hérodias
"Mais il arriva du fond de la salle un bourdonnement de surprise et d'admiration. Une jeune fille venait d'entrer.
Sous un voile bleuâtre lui cachant la poitrine et la tête, on distinguait les arcs de ses yeux, les calcédoines de ses oreilles, la blancheur de sa peau. Un carré de soie gorge-de-pigeon, en couvrant les épaules, tenait aux reins par une ceinture d'orfèvrerie. Ses caleçons noirs étaient semés de mandragores, et d'une manière indolente elle faisait claquer de petites pantoufles en duvet de colibri. Sur le haut de l'estrade, elle retira son voile. C'était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse. Puis elle se mit à danser. Ses pieds passaient l'un devant l'autre, au rythme de la flûte et d'une paire de crotales. Ses bras arrondis appelaient quelqu'un, qui s'enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu'un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde et semblait prête à s'envoler.
Les sons funèbres de la gingras remplacèrent les crotales. L'accablement avait suivi l'espoir. Ses attitudes exprimaient des soupirs, et toute sa personne une telle langueur qu'on ne savait pas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse. Les paupières entrecloses, elle se tordait la taille, balançait son ventre avec des ondulations de houle, faisait trembler ses deux seins, et son visage demeurait immobile, et ses pieds n'arrêtaient pas.
[…] Puis ce fut l'emportement de l'amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les Bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite. Les brillants de ses oreilles sautaient, l'étoffe de son dos chatoyait ; de ses bras, de ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d'invisibles étincelles qui enflammaient les hommes. Une harpe chanta ; la multitude y répondit par des acclamations. Sans fléchir ses genoux en écartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frôlait le plancher ; et les nomades habitués à l'abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise.
Ensuite elle tourna autour de la table d'Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières ; et d'une voix que des sanglots de volupté entrecoupaient, il lui disait - « Viens ! viens ! » - Elle tournait toujours ; les tympanons sonnaient à éclater, la foule hurlait. Mais le Tétrarque criait plus fort « Viens ! viens ! Tu auras Capharnaüm ! la plaine de Tibérias ! mes citadelles ! la moitié de mon royaume ! »
Elle se jeta sur les mains, les talons en l'air, parcourut ainsi l'estrade comme un grand scarabée ; et s'arrêta brusquement. Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit. Les fourreaux de couleur qui enveloppaient ses jambes, lui passant par-dessus l'épaule, comme des arcs-en-ciel, accompagnaient sa figure, à une coudée du sol. Ses lèvres étaient peintes, ses sourcils très noirs, ses yeux presque terribles, et des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc.
Elle ne parlait pas. Ils se regardaient.
Un claquement de doigts se fit dans la tribune. Elle y monta, reparut ; et, en zézayant un peu, prononça ces mots, d'un air enfantin.
- « Je veux que tu me donnes dans un plat... la tête... »
Elle avait oublié le nom, mais reprit en souriant : « La tête de Iaokanann ! » "
09:55 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gustave flaubert, littérature, salomé, danse, voiles
15/03/2005
Coupe franche
Un baiser est un tour délicieux conçu par la nature pour couper la parole quand les mots deviennent superflus
(Ingrid Bergman)
Tour sans doute tout autant délicieux que le roulement des hanches de la danseuse, ce légendaire instant où Salomé posa peut-être ses lèvres voluptueuses sur celles encore chaudes de cette tête séparée de tout corps est à la fois apogée et paradigme de tous les baisers du monde. Les mots sont superflus, le souffle éteint, la parole coupée comme le fut - d'un coup de sabre un seul - la tête de Jean-Baptiste.
Etrangement dans nos mythologies habituelles (bien avant même que Freud n'y révèle quelque concept de castration), les femmes qui coupent sont des plus malfaisantes. Tandis que la chaste et fidèle Pénélope file le jour, défile la nuit, tissant sans cesse pour son Ulysse une toile infinie d'amour et de patience, alors que l'Ariane aux beaux cheveux offre à celui qu'elle aime ce lien filé qui le sauve de quelque labyrinthique errance éternelle, la troisième Moire, l'immuable et inévitable Atropos, coupe sans détours aucuns le fil si ténu des vies humaines. Puisque filer, lier peut être acte infini, mais que l'on ne peut jamais recoller parfaitement ce qui a été tranché...
Peur intime du vide, du creux où l'on tombe, de ce noir maléfique d'une discontinuité parce que, lorsqu'il y a eu coupe, nous sommes contraints d'ouvrir toute la boite de Pandore de notre imaginaire, de nos fantasmes brimés et c'est la folie qui peut surgir sans qu'on le veuille de cette projection de raccords. Et même si l'explication usuelle varie, l'on comprend pourquoi le mot névrose serait issu de ce grec "temnein" qui signifie "couper". Car bien entendu, il convient aussi de se rappeler combien, alors que le symbole accorde, rapproche les êtres autour d'une même croyance partagée et faite legs, c'est le diable, le diabolique qui sépare, déchire et coupe. Or Salomé, femme fatale par excellence, n'est toutefois pas celle qui agit et coupe directement: cette tête qu'elle s'approprie, elle l'a demandée et c'est sa requête orale, les mots pourtant si simples qu'elle a prononcés qui sont assassins. Parce que les mots ne sont jamais innocents et que toute parole a ses conséquences et ses répercussions dans nos vies, dans nos chairs, et dans le devenir de ces mille et un "autres" qui nous entourent.
11:05 Publié dans Trame | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : coupe, salomé, danse, mythe
10/03/2005
D'une danse
Grâce à quelques citations qui traversent le temps de "l'à propos", voici le cadre de ces pages brièvement planté…
La danse de Salomé est une danse qui révèle tout en cachant, qui éblouit tout en forçant l'oeil à continuer de regarder. Tout comme le mythe immémorial qui a lui aussi ses facettes luisantes de beauté et ses atrocités. De ce qu'induisent ce jeu de voiles de la danseuse et ce jeu de masques de l'histoire, il sera ici question, si la Salomé d'aujourd'hui a le courage de ne pas se limiter à l'esthétique des brillantes surfaces ne cessant de l'envoûter, et si elle ose enfin, d'une gracieuse pirouette, plonger son esprit du côté du Mal.
Mais ne dévoilons pas tout dès le départ, et laissons pour le moment le rythme voluptueux des tambourins caresser le lissé de nos épaules, tandis que nos pieds posés avec science sur ce beau tapis tissé d'or glissent et se meuvent presque en silence afin que nos voiles viennent – ô quelle étrange douceur! – se faire souffle de vos sourires, pour mieux illuminer d'éclats violents vos pupilles fascinées.
11:20 Publié dans Trame | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : salomé, danse, mal, mythe