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14/06/2006

Décollation diabolique

« Alors que Peredur discutait avec son oncle, il observa soudain deux jeunes hommes qui entraient dans la salle et se dirigeaient vers la chambre, portant une lance immense à la pointe de laquelle fusaient trois jets continus de sang ; et voyant cela, toute l’assemblée se mit à sangloter et à se lamenter. Mais ce faisant, l’homme continuait de discuter avec Peredur et comme il ne dit pas à ce dernier le sens de ce qu’il voyait, Peredur se refusa à poser la moindre question. Et quand les lamentations eurent un peu cessé, on vit deux jeunes femmes entrer, portant ensemble un grand plateau sur lequel était posé une tête d’homme, baignant dans une mare de sang. Alors l’assemblée éclata en de tels sanglots que c’était des plus désagréables de se trouver dans cette pièce. Mais finalement, le silence revint et quand il fut l’heure de se coucher, on mena Peredur dans une jolie chambre »*.

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Silence dans le texte, Peredur s’endort puis, à l’aube, quitte le château de son mystérieux oncle maternel et ni le lecteur ni le jeune héros gallois n’en saura d’avantage sur cette étrange scène. Car pour savoir, voir n’est pas suffisant : il faut aussi parler et oser demander ; là se trouve le tiers de force secrète qui manque à Peredur pour devenir le guerrier le plus puissant du royaume. Et si par deux fois le jeune homme a su recoller les parties brisées des choses, refaire les symboles, à la troisième et ultime tentative (celle qui finalement seule compte), les morceaux ne correspondent plus entre eux. Echec donc, non pas de la force, ni du courage, ni même de l’esprit mais de la parole : se laissant séduire par l’étrangeté qui le laisse bouche bée, n’osant pas questionner l’oncle qui discute avec lui, Peredur décide de rester dans la superficialité du langage, celle qui, certes, fait les plus belles légendes, les plus somptueuses images et les plus admirables mythes, mais qui ne déchirera jamais l’écorce juteuse des choses. Encore une fois, le soleil sanglant auréolé d’or et de mystère, a su aveugler jusqu’à la plus perfide des prolixes aphasies, celle dont, faute de vraie vie, nous tissons impuissants l’étoffe de nos rêves.

 

(* ma traduction de celle de Guest)

28/04/2005

Salomé hors cadre

"I am half sick of shadows," said
The Lady of Shalott.


medium_shalottarthurhughes12.2.jpgComme la sœur Anne de la jeune épouse du sanglant Barbe Bleu, Emma Bovary s'étiole patiemment à sa fenêtre, et ne voit jamais rien venir. Héroïnes stendhaliennes "romantico réalistes" (car sous la plume de Stendhal, il est souvent aussi question de voir de haut, de contempler de manière distante, d'avoir une perspective pseudo globale sur le monde), nombreuses sont les belles oubliées habillées d'espoir qui, au sommet inaccessible de hautes tours, soupirent d'attendre éternellement l'improbable arrivée de quelque chevalier au grand coeur.

Toutes n'ont cependant pas la chance de pouvoir regarder, de voir à loisir, d'être la princesse qui s'exhibe et se dévoile à sa fenêtre en se faisant aussi voyeuse. Telle est justement la triste histoire de cette Dame de Shalott de la peinture d'hier, inspirée du poème de Lord Tennyson de 1843, et qui a bien d'autres noms et d'autres devenirs selon les légendes… Tissant jour après jour la tapisserie du paysage qui s'étend sous la fenêtre derrière elle, cette jeune femme ensorcelée, ne peut regarder directement par cette ouverture murale mais se doit, pour créer et s'inspirer de la nature, de la contempler dans le reflet d'un miroir qui lui fait face. Heureuse de tisser, elle est toutefois fort lasse de fatiguer ses yeux dans les reflets, puisque la vie ne lui est accessible que par réflexion, jamais par contact direct. Et lorsque ce Lancelot qu'elle aime (ce chevalier cynique qui aurait d'ailleurs abusé du corps de la belle par simple luxure, puisqu'il en épousera une autre) chante sous sa fenêtre, elle ne peut résister, s'avance pour le regarder directement, tout en sachant que la malédiction qui pèse sur elle fait qu'elle va certainement mourir de ce simple coup d'oeil. Le miroir éclate alors soudain en mille morceaux, la piégeant éternellement dans la réalité.

medium_shalottegley.jpg Car bien entendu, on ne peut être ici et ailleurs à la fois, et lorsque la petite Alice parvint à traverser le miroir et à s'avancer dans le rêve, ce fut au prix aussi de l'écroulement de la réalité. Et si des femmes oniriques et légendaires de Nerval, "l'une était l'idéal sublime, l'autre la douce réalité", posséder à la fois l'une et l'autre, c'est détruire à tout jamais les portes closes du rêve, laisser les songes s'épancher à loisir dans la vie réelle et la folie s'y installer pour toujours. Inversement, à décider de se détacher des illusions trompeuses de l'imaginaire pour plonger dans la cruauté du réel pur tel que le fait la Dame de Shalott, l'on risque de tuer à jamais son esprit et de n'être plus que corps et chair. Le miroir brisé, la belle du poème est donc partie, a inscrit son nom sur une barque et s'est laissée glisser sur les flots de la rivière, contemplant enfin les délices de ce paysage, de cette nature que jamais elle n'avait pu vraiment regarder, avant de mourir, flottante et sans grand lys, dans cet esquif-cercueil qu'elle avait choisi et qui continuera longtemps de porter son cadavre pourrissant au fil de l'eau.

Nombreux sont les échos lisibles des mythes bibliques dans les légendes païennes et le Graal du Peredur gallois est ainsi un plateau sur lequel repose étrangement une tête coupée baignant dans le sang, dont jamais personne ne saura si elle appartient à Jean-Baptiste, puisque Peredur (comme son "descendant" Perceval) ne pose pas les questions qu'il se devrait de poser. Sœur de Salomé et non pas double des princesses patientes des légendes, la Dame de Shalott fait donc bien plus que de patienter, et choisit la violence du réel plutôt que l'éternel enfermement du rêve. Car volontairement défenestrée, ayant plongé d'une pirouette agile hors du cadre subjuguant que forment fenêtres et miroirs, Salomé est descendue au cœur de l'arène masculine pour y dévoiler son corps en dansant et oser la plus cruelle des requêtes. Être plus de chair que d'esprit, femme farouche touchant du corps et non du regard, danseuse osant se mêler au monde, Salomé s'inscrit volontairement et éternellement dans la terre et dans tout ce que cette dernière peut charrier de cadavres en décomposition et de salissures humaines. Sa danse, quoi que fluide de voiles devenus presque surface liquide, est tellurique et adamique: contrairement à la Dame de Shalott, la danseuse n'est pas une fleur aquatique. Et le baiser au goût de glaise déposé sur les lèvres encore chaudes d'une tête décapitée est la marque sanglante, la signature déchiffrable d'une femme fatale qui a décidé de ne plus attendre, quitte à précipiter le destin et à en mourir.