14/01/2008
Matérialité du mythe
Le mythe de Salomé est un mythe de l’élection et du choix. Pour qu’il y ait capitulation, décapitation, Jean-Baptiste doit avoir été fait chef – et l’adoubement du prophète, son ultime baptême est une noyade de l’esprit et de l'âme dans le sang, la mise en scène sacrificielle de sa tête se mirant non plus dans l’eau du Jourdain mais dans les reflets dorés et rougeâtres d’un rutilant plateau. L’auréole du saint se révèle ainsi tangible bien avant que d’être une figure de style.
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20/09/2006
Par la main d'une femme
Quand il se fit tard, ses officiers se hâtèrent de partir. Bagoas ferma la tente de l'extérieur, après avoir éconduit d'auprès de son maître ceux qui s'y trouvaient encore. Ils allèrent se coucher, fatigués par l'excès de boisson, et Judith fut laissée seule dans la tente avec Holopherne effondré sur son lit, noyé dans le vin. Judith dit alors à sa servante de se tenir dehors, près de la chambre à coucher, et d'attendre sa sortie comme elle le faisait chaque jour. Elle avait d'ailleurs eu soin de dire qu'elle sortirait pour sa prière et avait parlé dans le même sens à Bagoas. Tous s'en étaient allés de chez Holopherne et nul, petit ou grand, n'avait été laissé dans la chambre à coucher. Debout près du lit Judith dit en elle-même « Seigneur, Dieu de toute force, en cette heure, favorise l'oeuvre de mes mains pour l'exaltation de Jérusalem. C'est maintenant le moment de ressaisir ton héritage et de réaliser mes plans pour écraser les ennemis levés contre nous. » Elle s'avança alors vers la traverse du lit proche de la tête d'Holopherne, en détacha son cimeterre, puis s'approchant de la couche elle saisit la chevelure de l'homme et dit : « Rends-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d'Israël! »
Par deux fois elle le frappa au cou, de toute sa force, et détacha sa tête.
Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après elle sortit et donna la tête d'Holopherne à sa servante, qui la mit dans la besace à vivres, et toutes deux sortirent du camp comme elles avaient coutume de le faire pour aller prier. Une fois le camp traversé elles contournèrent le ravin, gravirent la pente de Béthulie et parvinrent aux portes. De loin Judith cria aux gardiens des portes : « Ouvrez, ouvrez la porte! Car le Seigneur notre Dieu est encore avec nous pour accomplir des prouesses en Israël et déployer sa force contre nos ennemis comme il l'a fait aujourd'hui! » Quand les hommes de la ville eurent entendu sa voix, ils se hâtèrent de descendre à la porte de leur cité et appelèrent les anciens. Du plus petit jusqu'au plus grand tout le monde accourut, car on ne s'attendait pas à son arrivée. Les gens ouvrirent la porte, accueillirent les deux femmes, firent du feu pour y voir et les entourèrent. D'une voix forte Judith leur dit : « Louez Dieu! Louez-le! Louez le Dieu qui n'a pas détourné sa miséricorde de la maison d'Israël, mais qui, cette nuit, a par ma main brisé nos ennemis. »
Elle tire alors la tête de sa besace et la leur montre : « Voici la tête d'Holopherne, le général en chef de l'armée d'Assur, et voici la draperie sous laquelle il gisait dans son ivresse! Le Seigneur l'a frappé par la main d'une femme! Vive le Seigneur qui m'a gardée dans mon entreprise! Car mon visage n'a séduit cet homme que pour sa perte. »
08:40 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jan Massys, Judith, Mythe, Tête coupée, Féminisme
12/07/2006
Rosa magnifica
« Quelle est celle-ci, sortie des révoltes du monde, qui, tragique, secrète, mortelle, avec les sûrs venins de son sang transvasé, combine les philtres vésaniques et propose à son compagnon misérable l’ironie d’un bonheur à jamais renoncé ? Ah ! Je te reconnais, empuse amertumée de nos lies, salée de nos larmes, soeur délicieuse d'irrédemption, sœur insidieuse et secourable de nos tourments d’irréel. Tu m’apparus avec le masque de chien, avec le véhément visage calme d’Aude. Mais, ô beauté du sacrifice ! ô duperie expiatoire ! Dans la damnation, c’est encore l’holocauste de son amour qu’elle livre à l’homme. Elle s’immole et la première boit le breuvage empoisonné. L’ayant éprouvée sous ses quatre aspects, eussé-je pu concevoir autrement la femme ? Toutes me prirent la bouche avec le même mouvement animal des lèvres. Toutes m’évoquèrent la petite femme lascive et calculée qui depuis les commencements de la genèse répétait les mêmes gestes. D' abord elles furent trois ; elles furent trois femmes et trois péchés. Puis survint Aude et celle-là fut tous les péchés et toute la prédestination de la femme. Aude marcha nue sous la nuit du bois, Aude dansa mes danses de Salomé, Aude s’institua la nonne de mes perversités. Je me surprenais, en dehors du plaisir, à étudier ses rythmes splendides, seulement obscurs pour elle. Chacun avait un sens fatal et éternel. Ils me suggéraient d’effarantes conjectures qui les reliaient aux séries transmuées. Ses aïeules durent posséder ce crâne étroit et instinctif des bayadères ou des incultes servantes, ce front courbe des espèces bornées et génitales. Cependant un altier geste royal dont elle rejetait en arrière les massives torsades de sa chevelure pareille à une toison dénotait l’empire et la conquête. Elle croisait souvent les mains et les élevait au-dessus d’elle, comme des chaînes et des lianes, avec un geste humilié ou las dont la plastique insidieuse implora et subjugua le maître barbare. Sa marche grave, lente, préméditée, différait du tressautement léger, du pas dansant et subreptice des précieuses demoiselles. Elle évoquait plutôt les mimes simulant un dessein artificieux, de lasses campagnardes après la moisson, des religieuses se rendant au réfectoire. Elle aimait les fourrures, les métaux, les paresses vautrées, l’accroupissement sur les tapis en se tenant les pieds dans les mains. Elle arrivait chez moi avec de lourds bracelets d’or à chaque bras, symbole inconscient des servages passés. Sa peau était poivrée d’odeurs âcres rappelant le girofle et de safran. Elle jouissait de lacérer des coeurs de roses et des pétales d'oeillets en un massacre rouge qu’elle faisait couler dans sa gorge ou qu’elle épandait sous elle dans les draps. Et ensuite elle les ramassait à poignées et avec une sensualité sauvage les enfonçait en ses narines, toutes chaudes de sa vie. »
(Camille Lemonnier in L'homme en amour )
08:15 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Alma Tadema, Long Edwin Longsden, Salomé, Littérature, Mythe, Danse, Décadence
28/04/2005
Salomé hors cadre
"I am half sick of shadows," said
The Lady of Shalott.
Comme la sœur Anne de la jeune épouse du sanglant Barbe Bleu, Emma Bovary s'étiole patiemment à sa fenêtre, et ne voit jamais rien venir. Héroïnes stendhaliennes "romantico réalistes" (car sous la plume de Stendhal, il est souvent aussi question de voir de haut, de contempler de manière distante, d'avoir une perspective pseudo globale sur le monde), nombreuses sont les belles oubliées habillées d'espoir qui, au sommet inaccessible de hautes tours, soupirent d'attendre éternellement l'improbable arrivée de quelque chevalier au grand coeur.
Toutes n'ont cependant pas la chance de pouvoir regarder, de voir à loisir, d'être la princesse qui s'exhibe et se dévoile à sa fenêtre en se faisant aussi voyeuse. Telle est justement la triste histoire de cette Dame de Shalott de la peinture d'hier, inspirée du poème de Lord Tennyson de 1843, et qui a bien d'autres noms et d'autres devenirs selon les légendes… Tissant jour après jour la tapisserie du paysage qui s'étend sous la fenêtre derrière elle, cette jeune femme ensorcelée, ne peut regarder directement par cette ouverture murale mais se doit, pour créer et s'inspirer de la nature, de la contempler dans le reflet d'un miroir qui lui fait face. Heureuse de tisser, elle est toutefois fort lasse de fatiguer ses yeux dans les reflets, puisque la vie ne lui est accessible que par réflexion, jamais par contact direct. Et lorsque ce Lancelot qu'elle aime (ce chevalier cynique qui aurait d'ailleurs abusé du corps de la belle par simple luxure, puisqu'il en épousera une autre) chante sous sa fenêtre, elle ne peut résister, s'avance pour le regarder directement, tout en sachant que la malédiction qui pèse sur elle fait qu'elle va certainement mourir de ce simple coup d'oeil. Le miroir éclate alors soudain en mille morceaux, la piégeant éternellement dans la réalité.
Car bien entendu, on ne peut être ici et ailleurs à la fois, et lorsque la petite Alice parvint à traverser le miroir et à s'avancer dans le rêve, ce fut au prix aussi de l'écroulement de la réalité. Et si des femmes oniriques et légendaires de Nerval, "l'une était l'idéal sublime, l'autre la douce réalité", posséder à la fois l'une et l'autre, c'est détruire à tout jamais les portes closes du rêve, laisser les songes s'épancher à loisir dans la vie réelle et la folie s'y installer pour toujours. Inversement, à décider de se détacher des illusions trompeuses de l'imaginaire pour plonger dans la cruauté du réel pur tel que le fait la Dame de Shalott, l'on risque de tuer à jamais son esprit et de n'être plus que corps et chair. Le miroir brisé, la belle du poème est donc partie, a inscrit son nom sur une barque et s'est laissée glisser sur les flots de la rivière, contemplant enfin les délices de ce paysage, de cette nature que jamais elle n'avait pu vraiment regarder, avant de mourir, flottante et sans grand lys, dans cet esquif-cercueil qu'elle avait choisi et qui continuera longtemps de porter son cadavre pourrissant au fil de l'eau.
Nombreux sont les échos lisibles des mythes bibliques dans les légendes païennes et le Graal du Peredur gallois est ainsi un plateau sur lequel repose étrangement une tête coupée baignant dans le sang, dont jamais personne ne saura si elle appartient à Jean-Baptiste, puisque Peredur (comme son "descendant" Perceval) ne pose pas les questions qu'il se devrait de poser. Sœur de Salomé et non pas double des princesses patientes des légendes, la Dame de Shalott fait donc bien plus que de patienter, et choisit la violence du réel plutôt que l'éternel enfermement du rêve. Car volontairement défenestrée, ayant plongé d'une pirouette agile hors du cadre subjuguant que forment fenêtres et miroirs, Salomé est descendue au cœur de l'arène masculine pour y dévoiler son corps en dansant et oser la plus cruelle des requêtes. Être plus de chair que d'esprit, femme farouche touchant du corps et non du regard, danseuse osant se mêler au monde, Salomé s'inscrit volontairement et éternellement dans la terre et dans tout ce que cette dernière peut charrier de cadavres en décomposition et de salissures humaines. Sa danse, quoi que fluide de voiles devenus presque surface liquide, est tellurique et adamique: contrairement à la Dame de Shalott, la danseuse n'est pas une fleur aquatique. Et le baiser au goût de glaise déposé sur les lèvres encore chaudes d'une tête décapitée est la marque sanglante, la signature déchiffrable d'une femme fatale qui a décidé de ne plus attendre, quitte à précipiter le destin et à en mourir.
13:45 Publié dans Trame | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Dame de Shalott, Alice, Salomé, Littérature, Mythe, Peredur, Bovarysme
15/03/2005
Coupe franche
Un baiser est un tour délicieux conçu par la nature pour couper la parole quand les mots deviennent superflus
(Ingrid Bergman)
Tour sans doute tout autant délicieux que le roulement des hanches de la danseuse, ce légendaire instant où Salomé posa peut-être ses lèvres voluptueuses sur celles encore chaudes de cette tête séparée de tout corps est à la fois apogée et paradigme de tous les baisers du monde. Les mots sont superflus, le souffle éteint, la parole coupée comme le fut - d'un coup de sabre un seul - la tête de Jean-Baptiste.
Etrangement dans nos mythologies habituelles (bien avant même que Freud n'y révèle quelque concept de castration), les femmes qui coupent sont des plus malfaisantes. Tandis que la chaste et fidèle Pénélope file le jour, défile la nuit, tissant sans cesse pour son Ulysse une toile infinie d'amour et de patience, alors que l'Ariane aux beaux cheveux offre à celui qu'elle aime ce lien filé qui le sauve de quelque labyrinthique errance éternelle, la troisième Moire, l'immuable et inévitable Atropos, coupe sans détours aucuns le fil si ténu des vies humaines. Puisque filer, lier peut être acte infini, mais que l'on ne peut jamais recoller parfaitement ce qui a été tranché...
Peur intime du vide, du creux où l'on tombe, de ce noir maléfique d'une discontinuité parce que, lorsqu'il y a eu coupe, nous sommes contraints d'ouvrir toute la boite de Pandore de notre imaginaire, de nos fantasmes brimés et c'est la folie qui peut surgir sans qu'on le veuille de cette projection de raccords. Et même si l'explication usuelle varie, l'on comprend pourquoi le mot névrose serait issu de ce grec "temnein" qui signifie "couper". Car bien entendu, il convient aussi de se rappeler combien, alors que le symbole accorde, rapproche les êtres autour d'une même croyance partagée et faite legs, c'est le diable, le diabolique qui sépare, déchire et coupe. Or Salomé, femme fatale par excellence, n'est toutefois pas celle qui agit et coupe directement: cette tête qu'elle s'approprie, elle l'a demandée et c'est sa requête orale, les mots pourtant si simples qu'elle a prononcés qui sont assassins. Parce que les mots ne sont jamais innocents et que toute parole a ses conséquences et ses répercussions dans nos vies, dans nos chairs, et dans le devenir de ces mille et un "autres" qui nous entourent.
11:05 Publié dans Trame | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : coupe, salomé, danse, mythe
10/03/2005
D'une danse
Grâce à quelques citations qui traversent le temps de "l'à propos", voici le cadre de ces pages brièvement planté…
La danse de Salomé est une danse qui révèle tout en cachant, qui éblouit tout en forçant l'oeil à continuer de regarder. Tout comme le mythe immémorial qui a lui aussi ses facettes luisantes de beauté et ses atrocités. De ce qu'induisent ce jeu de voiles de la danseuse et ce jeu de masques de l'histoire, il sera ici question, si la Salomé d'aujourd'hui a le courage de ne pas se limiter à l'esthétique des brillantes surfaces ne cessant de l'envoûter, et si elle ose enfin, d'une gracieuse pirouette, plonger son esprit du côté du Mal.
Mais ne dévoilons pas tout dès le départ, et laissons pour le moment le rythme voluptueux des tambourins caresser le lissé de nos épaules, tandis que nos pieds posés avec science sur ce beau tapis tissé d'or glissent et se meuvent presque en silence afin que nos voiles viennent – ô quelle étrange douceur! – se faire souffle de vos sourires, pour mieux illuminer d'éclats violents vos pupilles fascinées.
11:20 Publié dans Trame | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : salomé, danse, mal, mythe