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28/04/2005

Salomé hors cadre

"I am half sick of shadows," said
The Lady of Shalott.


medium_shalottarthurhughes12.2.jpgComme la sœur Anne de la jeune épouse du sanglant Barbe Bleu, Emma Bovary s'étiole patiemment à sa fenêtre, et ne voit jamais rien venir. Héroïnes stendhaliennes "romantico réalistes" (car sous la plume de Stendhal, il est souvent aussi question de voir de haut, de contempler de manière distante, d'avoir une perspective pseudo globale sur le monde), nombreuses sont les belles oubliées habillées d'espoir qui, au sommet inaccessible de hautes tours, soupirent d'attendre éternellement l'improbable arrivée de quelque chevalier au grand coeur.

Toutes n'ont cependant pas la chance de pouvoir regarder, de voir à loisir, d'être la princesse qui s'exhibe et se dévoile à sa fenêtre en se faisant aussi voyeuse. Telle est justement la triste histoire de cette Dame de Shalott de la peinture d'hier, inspirée du poème de Lord Tennyson de 1843, et qui a bien d'autres noms et d'autres devenirs selon les légendes… Tissant jour après jour la tapisserie du paysage qui s'étend sous la fenêtre derrière elle, cette jeune femme ensorcelée, ne peut regarder directement par cette ouverture murale mais se doit, pour créer et s'inspirer de la nature, de la contempler dans le reflet d'un miroir qui lui fait face. Heureuse de tisser, elle est toutefois fort lasse de fatiguer ses yeux dans les reflets, puisque la vie ne lui est accessible que par réflexion, jamais par contact direct. Et lorsque ce Lancelot qu'elle aime (ce chevalier cynique qui aurait d'ailleurs abusé du corps de la belle par simple luxure, puisqu'il en épousera une autre) chante sous sa fenêtre, elle ne peut résister, s'avance pour le regarder directement, tout en sachant que la malédiction qui pèse sur elle fait qu'elle va certainement mourir de ce simple coup d'oeil. Le miroir éclate alors soudain en mille morceaux, la piégeant éternellement dans la réalité.

medium_shalottegley.jpg Car bien entendu, on ne peut être ici et ailleurs à la fois, et lorsque la petite Alice parvint à traverser le miroir et à s'avancer dans le rêve, ce fut au prix aussi de l'écroulement de la réalité. Et si des femmes oniriques et légendaires de Nerval, "l'une était l'idéal sublime, l'autre la douce réalité", posséder à la fois l'une et l'autre, c'est détruire à tout jamais les portes closes du rêve, laisser les songes s'épancher à loisir dans la vie réelle et la folie s'y installer pour toujours. Inversement, à décider de se détacher des illusions trompeuses de l'imaginaire pour plonger dans la cruauté du réel pur tel que le fait la Dame de Shalott, l'on risque de tuer à jamais son esprit et de n'être plus que corps et chair. Le miroir brisé, la belle du poème est donc partie, a inscrit son nom sur une barque et s'est laissée glisser sur les flots de la rivière, contemplant enfin les délices de ce paysage, de cette nature que jamais elle n'avait pu vraiment regarder, avant de mourir, flottante et sans grand lys, dans cet esquif-cercueil qu'elle avait choisi et qui continuera longtemps de porter son cadavre pourrissant au fil de l'eau.

Nombreux sont les échos lisibles des mythes bibliques dans les légendes païennes et le Graal du Peredur gallois est ainsi un plateau sur lequel repose étrangement une tête coupée baignant dans le sang, dont jamais personne ne saura si elle appartient à Jean-Baptiste, puisque Peredur (comme son "descendant" Perceval) ne pose pas les questions qu'il se devrait de poser. Sœur de Salomé et non pas double des princesses patientes des légendes, la Dame de Shalott fait donc bien plus que de patienter, et choisit la violence du réel plutôt que l'éternel enfermement du rêve. Car volontairement défenestrée, ayant plongé d'une pirouette agile hors du cadre subjuguant que forment fenêtres et miroirs, Salomé est descendue au cœur de l'arène masculine pour y dévoiler son corps en dansant et oser la plus cruelle des requêtes. Être plus de chair que d'esprit, femme farouche touchant du corps et non du regard, danseuse osant se mêler au monde, Salomé s'inscrit volontairement et éternellement dans la terre et dans tout ce que cette dernière peut charrier de cadavres en décomposition et de salissures humaines. Sa danse, quoi que fluide de voiles devenus presque surface liquide, est tellurique et adamique: contrairement à la Dame de Shalott, la danseuse n'est pas une fleur aquatique. Et le baiser au goût de glaise déposé sur les lèvres encore chaudes d'une tête décapitée est la marque sanglante, la signature déchiffrable d'une femme fatale qui a décidé de ne plus attendre, quitte à précipiter le destin et à en mourir.

20/04/2005

Fulgurance baptiste

"[C]e cri qui, des années auparavant, avait retenti sur la Seine, derrière moi, n'avait pas cessé, porté par le fleuve vers les eaux de la Manche, de cheminer dans le monde, à travers l'étendue illimitée de l'Océan, et […] il m'y avait attendu jusqu'à ce jour où je l'avais rencontré. Je compris aussi qu'il continuerait de m'attendre sur les mers et les fleuves, partout enfin où se trouverait l'eau amère de mon baptême. Ici encore, dites-moi, ne sommes-nous pas sur l'eau ? Sur l'eau plate, monotone, interminable, qui confond ses limites à celles de la terre ? Comment croire que nous allons arriver à Amsterdam ? Nous ne sortirons jamais de ce bénitier immense."
 
 (Camus, La Chute)

19/04/2005

La Salomé de Samain

medium_salome_romani.jpg "Hérode", extrait du recueil Symphonie héroïque d'Albert Samain.

Mortelle à voir, avec ses yeux diamantins,
Aux pourpres d'un couchant cruel, sous les portiques,
Hérodiade, au lent vertige des cantiques,
Ondule, monotone, en roulis serpentins.

Les colliers ruisselants bruissent, argentins.
Dans l'air ivre, gorgé d'encens asiatiques
Sa robe a des éclairs de gemmes frénétiques ;
Et voici s'écarter ses voiles clandestins.

Et le roi sent, frisson d'or en ses chairs funèbres,
La vipère Luxure enlacer ses vertèbres ;
Et, tendant ses vieux bras de métaux oppressés,

D'une bouche repue, incurablement triste,
Pendant qu'à terre gît le chef de Jean-Baptiste,
Il boit le sang qui brûle au bout des seins dressés,

Et l'irritante horreur des grands yeux révulsés.

18/04/2005

« La chasteté du Mal

... est dans mes yeux limpides »

medium_anticopierjacopoalaribonacolsi1520.jpg Ouvrant au hasard Monsieur de Phocas de Jean Lorrain pour y retrouver ces passages récurrents et dansants que je vous livrerai bientôt et où je me souvenais avoir vu briller les yeux d'une Salomé, j'ai été saisie par ces vers des "Oraisons mauvaises" de Rémy de Gourmont qui effleurent en sacrilège sur les lèvres du narrateur:

Que tes yeux soient bénis, car ils sont homicides !
Ils sont pleins de fantômes et pleins de chrysalides,
Comme dans l'eau fanée, bleue au fond des grottes vertes,
On voit dormir des fleurs qui sont des bêtes vertes,
Et ce douloureux saphir d'amertume et d'effroi,
C'est le dernier regard de Jésus sur la croix.


Tuer d'un regard… Homicide est cet œil de la passante toute de noir vêtue de Baudelaire, où le poète lut des éclats de cette petite mort à venir qui aurait pu le faire renaître. Un œil qui n'est plus celui romantique d'une conscience, ni même l'œil hugolien de Dieu poursuivant Caïn jusqu'aux ténèbres étouffantes de la tombe, puisque le regard fin de siècle est un regard qui touche et qui est chair, où l'œil est un globe esthétique dont on peut, à la manière d'une pierre précieuse, décorer le chas d'une bague. Et ce duc de Fréneuse blasé et pervers qui ne parvient pas à oublier les vers maudits de Gourmont, égrène sans en avoir conscience un chapelet, sentant glisser entre ses doigts les perles rondes de ces yeux qui le fascinent. Yeux révulsés des saintes, yeux éperdus des prostituées en extase, dernier regard de celui qui est tout amour, tout se confond en cette décadence où même les yeux de pierre des statues des musées se font regards… Salomé fascine donc non pas lorsqu'elle danse mais quand elle est, dans la seconde toile de Moreau, épouvantée de la vision de la tête de Jean flottant. Et le dernier regard de celui à qui l'on va trancher la tête, ce regard que le saint échangea avec Salomé est nécessairement effroyable et atroce parce qu'il est insaisissable, et que nul ne peut capturer ni ressentir tout ce que l'âme agonisante peut donner à voir en ces miroirs brisés que sont les yeux des mourants.

15/04/2005

La Salomé de Schwob

Via l'une des « Sœurs de Monelle » du chapitre II du Livre de Monelle de Marcel Schwob.

Le texte cité aujourd'hui ne parle pas directement de Salomé, mais termine cette brève nouvelle nommée « L'insensible » et évoque la fin du voyage de Morgane, froide princesse n'aimant personne partie à la recherche de l'hôtellerie de l'anneau où se trouverait, selon les prêtres de son pays, le véritable miroir...

medium_salometete.jpg" Et plus loin s'étend le désert de sable gris, où les plantes et les pierres sont pareilles au sable. Et à l'entrée de ce désert Morgane trouva l'hôtellerie de l'anneau.
Elle fit arrêter sa litière, et les muletiers déchargèrent les mules. C'était une maison ancienne, bâtie sans l'aide du ciment; et les blocs de pierre étaient blanchis par le soleil. Mais le maître de l'hôtellerie ne put lui parler du miroir: car il ne le connaissait point.
Et le soir, après qu'on eut mangé les galettes minces, le maître dit à Morgane que cette maison de l'anneau avait été dans les temps anciens la demeure d'une reine cruelle. Et elle fut punie de sa cruauté. Car elle avait ordonné de couper la tête à un homme religieux qui vivait solitaire au milieu de l'étendue de sable et faisait baigner les voyageurs avec de bonnes paroles dans l'eau du fleuve. Et aussitôt après cette reine périt, avec toute sa race. Et la chambre de la reine fut murée dans sa maison. Le maître de l'hôtellerie montra à Morgane la porte bouchée par des pierres.
Puis les voyageurs de l'hôtellerie se couchèrent dans les salles carrées et sous l'auvent. Mais vers le milieu de la nuit, Morgane éveilla ses muletiers et fit enfoncer la porte emmurée. Et elle entra par la brèche poussiéreuse, avec un flambeau de fer.
Et les gens de Morgane entendirent un cri, et suivirent la princesse. Elle était agenouillée au milieu de la chambre murée, devant un plat de cuivre battu rempli de sang, et elle le regardait ardemment. Et le maître de l'hôtellerie leva les bras: car le sang du bassin n'était pas tari dans la chambre close depuis que la reine cruelle y avait fait placer une tête coupée.

Personne ne sait ce que la princesse Morgane vit dans le miroir de sang. Mais sur la route du retour ses muletiers furent trouvés assassinés, un à un, chaque nuit, leur face grise tournée vers le ciel, après qu'ils avaient pénétré dans sa litière. Et on nomma cette princesse Morgane la Rouge, et elle fut une fameuse prostituée et une terrible égorgeuse d'hommes."

14/04/2005

« Ici, elle était vraiment fille »

medium_imageg2p.jpg Tentant de passer outre les échos zolesques fort compréhensibles (après tout, les deux écrivains furent longtemps amis et le décadent en devenir Huysmans était originellement un presque disciple du trop célèbre réaliste) de cette petite phrase postée hier dans ce carnet, je me demande pourquoi l'image de la danseuse Salomé fut sans cesse remplacée au dix-neuvième siècle par celle de la catin. Il est fort probable que la scène de la danse des sept voiles soit un ajout tardif au texte biblique qui permit des gloses rendant coquetterie, artifice et jeux sensuels féminins de voiles responsables de la décollation d'un saint homme. Mais jamais on n'écrivit alors que Salomé était autre chose qu'une danseuse séductrice, qu'une charmeuse voilée, et il est difficile d'imaginer que la propre fille d'Hérodias (c'est-à-dire selon le texte à la fois la femme et la belle-sœur d'Hérode) ait été de celles faisant commerce de leurs charmes.

Mais pour que Salomé soit fatale, il faut qu'elle fasse plus que de demander la tête du prophète, et que dans la séduction de sa chorégraphie se mêlent le souffle sautillant et vivant d'Eros à l'ombre terrifiante et assassine de Thanatos. Prostituée parce que dangereuse, tentatrice, refusant d'offrir, de donner mais arrachant aux hommes sperme et argent, sans que de cet échange ne demeure aucune trace tangible ou visible. Putain parfaite celle qui, comme Salomé, va jusqu'à faire de la vie de l'homme le prix de l'acte charnel. Non pas la bourse ou la vie, mais la vie pour payer un baiser, qui sera post-mortem. Et lorsque qu'elle posera ultimement sa bouche sur des lèvres mortes, pulsions de vie et pulsions de mort s'accorderont enfin, et c'est pourquoi il ne peut y avoir de plus beau baiser que ce baiser mythique, qui sans doute jamais ne fut.

13/04/2005

L'autre Salomé de Moreau

Suite de l'ekphrasis du chapitre V de A Rebours de Huysmans.

medium_moreauapparitionlouvre.jpg "Là, le palais d'Hérode s'élançait, ainsi qu'un Alhambra, sur de légères colonnes irisées de carreaux moresques, scellés comme par un béton d'argent, comme par un ciment d'or; des arabesques partaient de losanges en lazuli, filaient tout le long des coupoles où, sur des marqueteries de nacre, rampaient des lueurs d'arc-en-ciel, des feux de prisme. Le meurtre était accompli; maintenant le bourreau se tenait impassible, les mains sur le pommeau de sa longue épée, tachée de sang. Le chef décapité du saint s'était élevé du plat posé sur les dalles et il regardait, livide, la bouche décolorée, ouverte, le cou cramoisi, dégouttant de larmes. Une mosaïque cernait la figure d'où s'échappait une auréole s'irradiant en traits de lumière sous les portiques, éclairant l'affreuse ascension de la tête, allumant le globe vitreux des prunelles, attachées, en quelque sorte crispées sur la danseuse. D'un geste d'épouvante, Salomé repousse la terrifiante vision qui la cloue, immobile, sur les pointes; ses yeux se dilatent, sa main étreint convulsivement sa gorge. Elle est presque nue; dans l'ardeur de la danse, les voiles se sont défaits, les brocarts ont croulé; elle n'est plus vêtue que de matières orfévries et de minéraux lucides; un gorgerin lui serre de même qu'un corselet la taille, et, ainsi qu'une agrafe superbe, un merveilleux joyau darde des éclairs dans la rainure de ses deux seins; plus bas, aux hanches, une ceinture l'entoure, cache le haut de ses cuisses que bat une gigantesque pendeloque où coule une rivière d'escarboucles et d'émeraudes; enfin, sur le corps resté nu, entre le gorgerin et la ceinture, le ventre bombe, creusé d'un nombril dont le trou semble un cachet gravé d'onyx, aux tons laiteux, aux teintes de rose d'ongle. Sous les traits ardents échappés de la tête du Précurseur, toutes les facettes des joailleries s'embrasent; les pierres s'animent, dessinent le corps de la femme en traits incandescents; la piquent au cou, aux jambes, aux bras, de points de feu, vermeils comme des charbons, violets comme des jets de gaz, bleus comme des flammes d'alcool, blancs comme des rayons d'astre. L'horrible tête flamboie, saignant toujours, mettant des caillots de pourpre sombre, aux pointes de la barbe et des cheveux. Visible pour la Salomé seule, elle n'étreint pas de son morne regard, l'Hérodias qui rêve à ses haines enfin abouties, le Tétrarque, qui, penché un peu en avant, les mains sur les genoux, halète encore, affolé par cette nudité de femme imprégnée de senteurs fauves, roulée dans les baumes, fumée dans les encens et dans les myrrhes.

Tel que le vieux roi, des Esseintes demeurait écrasé, anéanti, pris de vertige, devant cette danseuse, moins majestueuse, moins hautaine, mais plus troublante que la Salomé du tableau à l'huile. Dans l'insensible et impitoyable statue, dans l'innocente et dangereuse idole, l'érotisme, la terreur de l'être humain s'étaient fait jour; le grand lotus avait disparu, la déesse s'était évanouie; un effroyable cauchemar étranglait maintenant l'histrionne, extasiée par le tournoiement de la danse, la courtisane, pétrifiée, hypnotisée par l'épouvante. Ici, elle était vraiment fille; elle obéissait à son tempérament de femme ardente et cruelle; elle vivait, plus raffinée et plus sauvage, plus exécrable et plus exquise; elle réveillait plus énergiquement les sens en léthargie de l'homme, ensorcelait, domptait plus sûrement ses volontés, avec son charme de grande fleur vénérienne, poussée dans des couches sacrilèges, élevée dans des serres impies. Comme le disait des Esseintes, jamais, à aucune époque, l'aquarelle n'avait pu atteindre cet éclat de coloris; jamais la pauvreté des couleurs chimiques n'avait ainsi fait jaillir sur le papier des coruscations semblables de pierres, des lueurs pareilles de vitraux frappés de rais de soleil, des fastes aussi fabuleux, aussi aveuglants de tissus et de chairs. Et, perdu dans sa contemplation, il scrutait les origines de ce grand artiste, de ce païen mystique, de cet illuminé qui pouvait s'abstraire assez du monde pour voir, en plein Paris, resplendir les cruelles visions, les féeriques apothéoses des autres âges.

medium_moreauapparitionmoreau.jpg Sa filiation, des Esseintes la suivait à peine; çà et là, de vagues souvenirs de Mantegna et de Jacopo de Barbarj; çà et là, de confuses hantises du Vinci et des fièvres de couleurs à la Delacroix; mais l'influence de ces maîtres restait, en somme, imperceptible: la vérité était que Gustave Moreau ne dérivait de personne. Sans ascendant véritable, sans descendants possibles, il demeurait, dans l'art contemporain, unique. Remontant aux sources ethnographiques, aux origines des mythologies dont il comparait et démêlait les sanglantes énigmes; réunissant, fondant en une seule les légendes issues de l'Extrême Orient et métamorphosées par les croyances des autres peuples, il justifiait ainsi ses fusions architectoniques, ses amalgames luxueux et inattendus d'étoffes, ses hiératiques et sinistres allégories aiguisées par les inquiètes perspicuités d'un nervosisme tout moderne; et il restait à jamais douloureux, hanté par les symboles des perversités et des amours surhumaines, des stupres divins consommés sans abandons et sans espoirs. Il y avait dans ses oeuvres désespérées et érudites un enchantement singulier, une incantation vous remuant jusqu'au fond des entrailles, comme celle de certains poèmes de Baudelaire, et l'on demeurait ébahi, songeur, déconcerté, par cet art qui franchissait les limites de la peinture, empruntait à l'art d'écrire ses plus subtiles évocations, à l'art du Limosin ses plus merveilleux éclats, à l'art du lapidaire et du graveur ses finesses les plus exquises. Ces deux images de la Salomé, pour lesquelles l'admiration de des Esseintes était sans borne, vivaient, sous ses yeux, pendues aux murailles de son cabinet de travail, sur des panneaux réservés entre les rayons des livres."

08/04/2005

La Salomé de Milosz

Extrait du recueil Femmes et Fantômes

medium_salomecrane.jpeg — Jette cet or de deuil où tes lèvres touchèrent,
Dans le miroir du sang, le reflet de leur fleur
Mélodieuse et douce à blesser !
La vie d'un sage ne vaut pas, ma Salomé,
Ta danse d’Orient sauvage comme la chair,
Et ta bouche couleur de meurtre, et tes seins couleur de désert !
— Puis, secouant ta chevelure, dont les lumières
S’allongent vers mon coeur avec leurs têtes de lys rouges,
— Ta chevelure où la colère
Du soleil et des perles
Allume des lueurs d’épées —
Fais que ton rire ensanglanté sonne un glas de mépris,
Ô beauté de la Chair, toi qui marches drapée
Dans l’incendie aveugle et froid des pierreries !
Ton oeuvre est grande et je t’admire,
Car les yeux du Prophète, lacs de sang et de nuit
Où le fantôme de la tristesse se mire,
Comme l’automne en la rosée des fleurs gâtées
Et le déclin des jours dans les flaques de pluie,
Connaîtront, grâce à toi, la volupté d’Oubli !
— Ah! tournant vers ce front sinistre, que saccagent
Les torches mal éteintes de l’hallucination,
Tes yeux ensoleillés comme les fleurs sauvages
Et les flots de la mer poignardés de rayons,
Tu peux battre des mains, et le faire crier bien fort
Ton rire asiatique amoureux de la mort !
Car, les pensers d’orgueil et les pudeurs de vanité,
Qui tombèrent pour ta gaîté
Avec un bruit d’idole creuse et un râle de bijoux faux,
Ne valent, ni tes bras luisants et recourbés
Comme les glaives et les faux,
Ni tes cheveux amers et durs comme l’herbe brûlée,
Salomé, Salomé,
Glorieuse qui sus chasser
Le sarcoramphe noir Ennui du coeur d’Hérode,
Et qui fis en dansant l’aumône de la mort !
La sagesse mûrit pour la faim de la Terre,
Et toi tu vis ! et tu respires, ô Beauté,
Et ta chair réelle a des brises de santal
A la place où ta voix s’effeuille en accords rares,
Et le Monde s’abreuve à tes veines barbares
Où la pourpre charrie un délice brutal !

— Et nous qui connaissons la certitude unique,
Salomé des Instincts, nous te donnons nos coeurs
Aux battements plus forts que, les soirs de panique,
L’appel désespéré des airains de douleur,

Et nous voulons qu’au vent soulevé par ta robe
Et par ta chevelure éclaboussée de fleurs
Se déchire enfin la fumée
De l’Idéal et des Labeurs,

O Salomé de nos hontes, Salomé !

05/04/2005

La Salomé de Laforgue

Chapitre IV de Salomé, extrait du recueil les Moralités légendaires

medium_salome_regnault.2.jpg " Accoudée au parapet de l'observatoire, Salomé, fuyeuse de fêtes nationales, écoutait la mer familière des belles nuits. Une de ces nuits étoilées au complet ! Des éternités de zéniths de brasiers ! Oh ! que de quoi s'égarer, par exemple, pour un express d'exil ! etc. Salomé, soeur de lait de la Voie Lactée, ne sortait guère d'elle-même qu'aux étoiles. D'après la photographie en couleur (grâce au spectre) des étoiles dites jaunes, rouges, blanches, de seizième grandeur, elle s'était fait tailler de précis diamants dont elle semait sa chevelure et toute sa beauté, et sa toilette des Nuits (mousseline violet-gros-deuil à pois d'or), pour conférer sur les terrasses, en tête à tête, avec ces vingt-quatre millions d'astres, comme un souverain met, ayant à recevoir ses pairs ou satellites, les ordres de leurs régions. Salomé tenait en disgrâce les vulgaires cabochons de première, de deuxième grandeur, etc. Jusqu'à la quinzième grandeur, les astres n'étaient pas de son monde. D'ailleurs, les seules nébuleuses-matrices faisaient sa passion ; non les nébuleuses formées, aux disques déjà planétiformes, mais les amorphes, les perforées, les à tentacules. - Et celui d'Orion, ce pâté gazeux aux rayons maladifs, restait toujours le fleuron benjamin de sa clignotante couronne. Ah ! chères compagnes des prairies stellaires, Salomé n'était plus la petite Salomé ! et cette nuit allait inaugurer une ère nouvelle de relations et d'étiquette ! D'abord, exorcisée de sa virginité de tissus, elle se sentait maintenant, vis-à-vis de ces nébuleuses-matrices, fécondée tout comme elles, d'évolutions giratoires. Ensuite, ce fatal sacrifice au culte (heureuse, encore, de s'en tirer à compte si discret !) l'avait obligée, pour faire disparaître l'initiateur, à l'acte (grave, on a beau dire) nommé homicide. Enfin, pour gagner ce silence à mort de l'Initiateur, avait dû servir, encore que coupé d'eau, à ces gens contingents, l'élixir distillé dans l'angoisse de cent nuits de la trempe de celle-ci. Allons, c'était sa vie ; elle était une spécialité, une petite spécialité.

Or là, sur un coussin, parmi les débris de la lyre d'ébène, la tête de Jean (comme jadis celle d'Orphée) brillait, enduite de phosphore, lavée, fardée, frisée, faisant rictus à ces vingt quatre millions d'astres. Aussitôt l'objet livré, Salomé, par acquit de conscience scientifique, avait essayé ces fameuses expériences d'après décollation, dont on parle tant ; elle s'y attendait, les passes électriques ne tirèrent de la face que grimaces sans conséquence. Elle avait son idée, maintenant. Mais, dire qu'elle ne baissait plus les yeux devant Orion ! Elle se raidit à fixer la mystique nébuleuse de ses pubertés, durant dix minutes. Que de nuits, que de nuits d'avenir, à qui aura le dernier mot !... Et ces orphéons, ces pétards, là-bas, dans la ville ! Enfin, Salomé se secoua en personne raisonnable, remontant son fichu ; puis, dénicha sur elle l'opale trouble et sablée d'or gris d'Orion, la déposa dans la bouche de Jean, comme une hostie, baisa cette bouche miséricordieusement et hermétiquement, et scella cette bouche de son cachet corrosif (procédé instantané). Elle attendit, une minute !... rien par la nuit ne faisait signe !... avec un «allons !» mutin et agacé, elle empoigna la géniale caboche en ses petites mains de femme... Comme elle voulait que la tête tombât en plein dans la mer sans se fracasser d'abord aux rochers des assises, elle prit quelque élan. L'épave décrivit une phosphorescente parabole suffisante. Oh ! la noble parabole ! - Mais la malheureuse petite astronome avait terriblement mal calculé son écart ! et, chavirant par-dessus le parapet, avec un cri enfin humain ! elle alla, dégringolant de roc en roc, râler, dans une pittoresque anfractuosité que lavait le flot, loin des rumeurs de la fête nationale, lacérée à nu, ses diamants sidéraux lui entrant dans les chairs, le crâne défoncé, paralysée de vertige, en somme mise à mal, agoniser une heure durant. Et elle n'eut, pas même, le viatique d'apercevoir la phosphorescente étoile flottante de la tête de Jean, sur la mer... Quant aux lointains du ciel, ils étaient loin... Ainsi connut le trépas, Salomé, du moins celle des Iles Blanches Esotériques ; moins victime des hasards illettrés que d'avoir voulu vivre dans le factice et non à la bonne franquette, à l'instar de chacun de nous. "