14/06/2008
Chorégraphiquement fui...
« Voici définie une parfaite méthode de lecture: remplaçons la danseuse par Mallarmé lui-même, substituons au texte chorégraphique les figures verbales d'un poème, et nous aurons trouvé le moyen le plus commode d'entrer dans son univers tout en restant fidèle à sa leçon. » (Jean-Pierre Richard in L’Univers imaginaire de Mallarmé)
Un univers mallarméen dans lequel on pourrait entrer si la leçon fidèlement suivie n’était pas, justement, que le seuil sied au spectateur, que le lecteur aussi peut judicieusement y demeurer songeur.
Songeons donc un instant, à l’orée de la rampe et du chemin, en cette arrière-scène de bas-côtés…
Mallarmé, de fait, n’est pas la Danseuse, ne saurait donc lui être tout à fait substitué. Accepter ainsi une méthode de lecture où les figures verbales seraient équivalentes aux figures chorégraphiques, où la stylistique des corps pensant égalerait celle de l’esprit se faisant chair, n’est-ce pas en effet céder sans façon au célèbre démon de l’analogie ?
Et d’ailleurs le poète ne joue guère ici à se féminiser d’entrechats. Loin, bien loin de cette « virginité de site étranger, à tout au-delà, pas songé, » il est celui qui se promène en terra cognita, celui qui flâne aussi en « une matinée bientôt d'été, en un jardin » se « remémor[an]t, pour les exclure, les sensations de la saison théâtrale récente. » En d’autres mots, tandis que la Danseuse de la mémoire de Mallarmé habilla le néant virtuel de sa danse, peupla la nudité scénique de sa chorégraphie, il avance quant à lui pas à pas au présent dans la réalité. Là où la danse fut affaire de figures à bâtir et de fleurissements en devenirs, le poète reste celui qui choisit, exclut et puis décide non pas de faire surgir l’ampleur immense du tissu de ses pensées en expansion, mais bien d’élire, en esthète, ses souvenirs. Une seule danse (c’est-à-dire une unique danseuse) trouve grâce ainsi en sa mémoire – affaire de diamants, de virevoltes d’hivers et puis d’étendues vierges – Hérodiade en somme, irrémédiablement inscrite en ses pensées.
Au fil de la promenade, les impressions mémorielles éparses de Mallarmé infusent le texte entier et, s’y glissant, la chorégraphie de Loie Fuller tisse aussi quelques métaphores arachnéennes de soie en jeux de voiles et de lumière. Art de l’éphémère papillonnant que celui des tourbillons épanouis de tissus propagés, cette solitaire danse qui tel un inestimable joyau scintillait l’hiver précédent, brille encore, précieuse et rare, sous la plume du poète.
Or, loin de Paris et de la scène, le promeneur va bientôt laisser ce « hâtif soleil naturel » dissiper toute « réminiscences citadines. » Ce qui demeurera alors et qui demeure encore n’est autre que le texte, tandis que la vision silencieuse et muette, cette vision au charme pourtant spirituel s’est déjà effacée, dispersée par la mode. Car la foule « en stupeur, » trouvera de nouveau une « délicieuse éclosion contemporaine, suggestive, spéciale. » De la fulgurance en éclair de ce qui fut la « forme théâtrale de poésie par excellence » – momentané seyant aux ailes des papillons comme aux plis d’éventails – il ne reste donc rien, à jamais, de tangible. Mais fixant son vertige, Mallarmé a happé, aussi, des lueurs insaisissables. Vestige alors ou ruines que ce froufrou des phrases, longues et soudain incises, ces vagues fascinantes poursuivies doucement en adverbes qui s’allongent, délicieux décombres inscrits sur le papier de ce qui se nomma, un jour, peut-être, chorégraphie.
10:04 Publié dans Salomé électrique | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : mallarmé, fuller, littérature, lecture, écriture, danse
06/06/2008
Salomé électrique II: coruscantes expériences
De la visite qu’elle rendit en 1896 à son ami Thomas Edison, en son laboratoire du New Jersey, Loie Fuller rapporta quelques sels phosphorescents devenus bientôt paillettes scintillantes sur la soie de ses costumes de scène en papillonnements : la Danse phosphorescente était née.
Quelques années plus tard, en 1904, à la grande surprise de Fuller, Pierre et Marie Curie refusèrent de lui prêter ce radium indispensable aux ailes de papillon irradiées dont rêvait leur amie, et la Danse du Radium n’eut jamais lieu.
Entre ces deux moment d’éclats, la danseuse se brûla les sourcils dans l’explosion de sa demeure parisienne, l’expérience des sels de sulfure mêlés au calcium et au magnésium n’ayant éclairé au bout du compte que la compagnie qui assurait Fuller, et qui mit fin à son contrat.
Phalènes, pyrales et puis phosphores, le fil d’Ariane de Loie Fuller fut filament luciférien.
A suivre
21:44 Publié dans Salomé électrique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, loie fuller, thomas edison, pierre et marie curie
02/12/2006
Salomé in the sky
« Tout a été dit sur le travail long, inspiré du véritable héros du jour, ce peintre : pas une des appréciations de la Critique qui ne soit familière à quiconque va juger l'œuvre, comme le titre même de chacune des portions de son ensemble inscrites sur un catalogue. Je n'ajoute à tant de haut cris, jetés par l'admiration ou par l'inimitié, oui, que ce léger murmure mêlé, autour de moi, au frémissement d'étoffes et au bruit de bijoux par le va-et-vient de toutes les dames étonnées. - « Cette tête, mais c'est madame » et le nom ! - « Chère amie, avez-vous donc posé pour les traits de cette autre ? » - « Quels traits ? ; mais et vous ? pour la bouche et le menton que voici. » - « Ce front ou ce regard, à qui, dites-vous, est-ce donc ? je les connais, nobles, purs, sans pouvoir me rappeler quelqu'un, » etc., etc., car je passe les visiteuses qui, mentalement, se reconnaissaient elles-mêmes, dans La Tragédie ou La Comédie, dans La Mélodie, dans Salomé dansant, figures. Eloge point banal, le plus juste et le plus neuf, décerné par les femmes à un faiseur de plafonds qui, quoique de l'école, a su, au modèle général et presque abstrait de la Beauté traditionnelle, substituer les Types que nous voyons à tout instant surgir d'une loge ou d'une voiture ainsi que la perfection variée ou se pencher au bal sur une épaule, mais toujours projeter très loin ce regard qui rêve, à quoi ? à la perpétuité dans quelque ciel supérieur et idéal : vœu qu'a, cette fois, accompli l'Art, par le talent d'un artiste audacieux jusqu'à ne pas hésiter devant l'apothéose du visage contemporain. »
( Ix in Chroniques de Paris, deuxième livraison de la Dernière Mode du 20 septembre 1874)
07:20 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Ekphrasis, Paul Baudry, Stéphane Mallarmé, Modernité, Peinture, Littérature
24/10/2006
Osmologie ekphrastique
Chromatiquement, c'est d'ailleurs du côté du sombre que se situe Hérodias tandis que l'écharpe rouge vif de l'Hérode rieur appelle le rouge sanglant qui oint encore la lame de l'épée du premier plan. Le pouvoir direct est ici celui du sang et le bourreau ne représente rien de plus que la main du tyran. Vêtue comme l'homme à l'épée de jaune ensoleillé et lumineux, la danseuse retrouve son statut d'objet intermédiaire autant qu'indispensable : sans sa danse, Hérodias n'aurait jamais obtenu ce qu'elle voulait, sans le coup ultime tranchant la gorge du Baptiste, Hérode n'aurait pas pu se réjouir de cette tête déchue. C'est de la vie lumineuse, virevoltante, obéissante et irresponsable que surgit l'horreur mortifère.
Mais, oh, que de chair, que d'effluences animales dans ce tableau de Lovis Corinth ! Dissonance érotique des effluves, Salomé soliflore embaume sans le vouloir celui dont un esclave, déjà, enroule le corps dans un suaire taché. Et à l'arôme arrondi des fleurs capiteuses que la danseuse a piqué dans sa chevelure, se mêle comme un parfum orgiaque et musqué, celui de tous ces corps presque nus penchés sur une tête sanglante, l'ambre aussi de l'animalité des plumes de paon, dont le bruissement tout oriental exhale quelques chaudes notes poudrées et vanillées, alors que la fraîcheur des perles glissant sur la peau de Salomé laisse s'évaporer le tout dernier soupçon hespéridé, celui d'un virginal bouquet de fleurs d'oranger dont seule demeure la couleur, incrustée dans les voiles et dans nos souvenirs.
21:55 Publié dans Trame, Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, Salomé, Peinture, Oeil, Parfums
12/07/2006
Rosa magnifica
« Quelle est celle-ci, sortie des révoltes du monde, qui, tragique, secrète, mortelle, avec les sûrs venins de son sang transvasé, combine les philtres vésaniques et propose à son compagnon misérable l’ironie d’un bonheur à jamais renoncé ? Ah ! Je te reconnais, empuse amertumée de nos lies, salée de nos larmes, soeur délicieuse d'irrédemption, sœur insidieuse et secourable de nos tourments d’irréel. Tu m’apparus avec le masque de chien, avec le véhément visage calme d’Aude. Mais, ô beauté du sacrifice ! ô duperie expiatoire ! Dans la damnation, c’est encore l’holocauste de son amour qu’elle livre à l’homme. Elle s’immole et la première boit le breuvage empoisonné. L’ayant éprouvée sous ses quatre aspects, eussé-je pu concevoir autrement la femme ? Toutes me prirent la bouche avec le même mouvement animal des lèvres. Toutes m’évoquèrent la petite femme lascive et calculée qui depuis les commencements de la genèse répétait les mêmes gestes. D' abord elles furent trois ; elles furent trois femmes et trois péchés. Puis survint Aude et celle-là fut tous les péchés et toute la prédestination de la femme. Aude marcha nue sous la nuit du bois, Aude dansa mes danses de Salomé, Aude s’institua la nonne de mes perversités. Je me surprenais, en dehors du plaisir, à étudier ses rythmes splendides, seulement obscurs pour elle. Chacun avait un sens fatal et éternel. Ils me suggéraient d’effarantes conjectures qui les reliaient aux séries transmuées. Ses aïeules durent posséder ce crâne étroit et instinctif des bayadères ou des incultes servantes, ce front courbe des espèces bornées et génitales. Cependant un altier geste royal dont elle rejetait en arrière les massives torsades de sa chevelure pareille à une toison dénotait l’empire et la conquête. Elle croisait souvent les mains et les élevait au-dessus d’elle, comme des chaînes et des lianes, avec un geste humilié ou las dont la plastique insidieuse implora et subjugua le maître barbare. Sa marche grave, lente, préméditée, différait du tressautement léger, du pas dansant et subreptice des précieuses demoiselles. Elle évoquait plutôt les mimes simulant un dessein artificieux, de lasses campagnardes après la moisson, des religieuses se rendant au réfectoire. Elle aimait les fourrures, les métaux, les paresses vautrées, l’accroupissement sur les tapis en se tenant les pieds dans les mains. Elle arrivait chez moi avec de lourds bracelets d’or à chaque bras, symbole inconscient des servages passés. Sa peau était poivrée d’odeurs âcres rappelant le girofle et de safran. Elle jouissait de lacérer des coeurs de roses et des pétales d'oeillets en un massacre rouge qu’elle faisait couler dans sa gorge ou qu’elle épandait sous elle dans les draps. Et ensuite elle les ramassait à poignées et avec une sensualité sauvage les enfonçait en ses narines, toutes chaudes de sa vie. »
(Camille Lemonnier in L'homme en amour )
08:15 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Alma Tadema, Long Edwin Longsden, Salomé, Littérature, Mythe, Danse, Décadence
14/06/2006
Décollation diabolique
« Alors que Peredur discutait avec son oncle, il observa soudain deux jeunes hommes qui entraient dans la salle et se dirigeaient vers la chambre, portant une lance immense à la pointe de laquelle fusaient trois jets continus de sang ; et voyant cela, toute l’assemblée se mit à sangloter et à se lamenter. Mais ce faisant, l’homme continuait de discuter avec Peredur et comme il ne dit pas à ce dernier le sens de ce qu’il voyait, Peredur se refusa à poser la moindre question. Et quand les lamentations eurent un peu cessé, on vit deux jeunes femmes entrer, portant ensemble un grand plateau sur lequel était posé une tête d’homme, baignant dans une mare de sang. Alors l’assemblée éclata en de tels sanglots que c’était des plus désagréables de se trouver dans cette pièce. Mais finalement, le silence revint et quand il fut l’heure de se coucher, on mena Peredur dans une jolie chambre »*.
Silence dans le texte, Peredur s’endort puis, à l’aube, quitte le château de son mystérieux oncle maternel et ni le lecteur ni le jeune héros gallois n’en saura d’avantage sur cette étrange scène. Car pour savoir, voir n’est pas suffisant : il faut aussi parler et oser demander ; là se trouve le tiers de force secrète qui manque à Peredur pour devenir le guerrier le plus puissant du royaume. Et si par deux fois le jeune homme a su recoller les parties brisées des choses, refaire les symboles, à la troisième et ultime tentative (celle qui finalement seule compte), les morceaux ne correspondent plus entre eux. Echec donc, non pas de la force, ni du courage, ni même de l’esprit mais de la parole : se laissant séduire par l’étrangeté qui le laisse bouche bée, n’osant pas questionner l’oncle qui discute avec lui, Peredur décide de rester dans la superficialité du langage, celle qui, certes, fait les plus belles légendes, les plus somptueuses images et les plus admirables mythes, mais qui ne déchirera jamais l’écorce juteuse des choses. Encore une fois, le soleil sanglant auréolé d’or et de mystère, a su aveugler jusqu’à la plus perfide des prolixes aphasies, celle dont, faute de vraie vie, nous tissons impuissants l’étoffe de nos rêves.
(* ma traduction de celle de Guest)
12:35 Publié dans Trame, Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, Jean-Baptiste, Mythes, Peredur, Guest, Parole
10/05/2006
Une évocation de Lorrain
« Le fils du roi de l'Inde...
J’irai en voir la fille ce soir, la fille du roi de l’inde, car est-elle assez Hindoue, assez femme de l’Extrême-Orient et mystérieuse comme une idole de l’Asie avec ses immenses yeux noirs, la pâleur adente de sa face et le charme léthargique de ses gestes, cette belle Alice Aubray qui présente en ce moment, aux Folies, chiens, singes, cheval et éléphant.
Le peintre Hawkins, qui m’accompagnait l’autre samedi, le soir de ses débuts, a trouvé pour elle le mot juste : « Elle a l’air d’une incantation. » Et, en effet, il y a de la magie dans ce visage halluciné aux yeux dévorants et fixes, du mystère et du plus redoutable dans l’espèce de somnambulisme au milieu duquel cette belle fille arpente et remplit la scène, comme inconsciente, la pensée ailleurs, telle une morte vivante dont l’âme serait absente. C’est le charme des princesses de Gustave Moreau, des grandes fleurs vénéneuses et passives de ses splendides aquarelles ; c’est l’hallucinante emprise de la Salomé dont la pâle dompteuse a, par une singulière coïncidence, arboré la merveilleuse coiffure. Allez plutôt voir cet étrange hennin de joyaux et de cheveux, cette mer de ténèbres où coulent des ruisseaux de diamants et de perles, avec, dans la nuque, une rose sanglante… »
(Jean Lorrain in Poussières de Paris)
17:55 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jean Lorrain, Mata-Hari, Rose, Salomé, Décadence, Danse, Littérature
28/04/2005
Salomé hors cadre
"I am half sick of shadows," said
The Lady of Shalott.
Comme la sœur Anne de la jeune épouse du sanglant Barbe Bleu, Emma Bovary s'étiole patiemment à sa fenêtre, et ne voit jamais rien venir. Héroïnes stendhaliennes "romantico réalistes" (car sous la plume de Stendhal, il est souvent aussi question de voir de haut, de contempler de manière distante, d'avoir une perspective pseudo globale sur le monde), nombreuses sont les belles oubliées habillées d'espoir qui, au sommet inaccessible de hautes tours, soupirent d'attendre éternellement l'improbable arrivée de quelque chevalier au grand coeur.
Toutes n'ont cependant pas la chance de pouvoir regarder, de voir à loisir, d'être la princesse qui s'exhibe et se dévoile à sa fenêtre en se faisant aussi voyeuse. Telle est justement la triste histoire de cette Dame de Shalott de la peinture d'hier, inspirée du poème de Lord Tennyson de 1843, et qui a bien d'autres noms et d'autres devenirs selon les légendes… Tissant jour après jour la tapisserie du paysage qui s'étend sous la fenêtre derrière elle, cette jeune femme ensorcelée, ne peut regarder directement par cette ouverture murale mais se doit, pour créer et s'inspirer de la nature, de la contempler dans le reflet d'un miroir qui lui fait face. Heureuse de tisser, elle est toutefois fort lasse de fatiguer ses yeux dans les reflets, puisque la vie ne lui est accessible que par réflexion, jamais par contact direct. Et lorsque ce Lancelot qu'elle aime (ce chevalier cynique qui aurait d'ailleurs abusé du corps de la belle par simple luxure, puisqu'il en épousera une autre) chante sous sa fenêtre, elle ne peut résister, s'avance pour le regarder directement, tout en sachant que la malédiction qui pèse sur elle fait qu'elle va certainement mourir de ce simple coup d'oeil. Le miroir éclate alors soudain en mille morceaux, la piégeant éternellement dans la réalité.
Car bien entendu, on ne peut être ici et ailleurs à la fois, et lorsque la petite Alice parvint à traverser le miroir et à s'avancer dans le rêve, ce fut au prix aussi de l'écroulement de la réalité. Et si des femmes oniriques et légendaires de Nerval, "l'une était l'idéal sublime, l'autre la douce réalité", posséder à la fois l'une et l'autre, c'est détruire à tout jamais les portes closes du rêve, laisser les songes s'épancher à loisir dans la vie réelle et la folie s'y installer pour toujours. Inversement, à décider de se détacher des illusions trompeuses de l'imaginaire pour plonger dans la cruauté du réel pur tel que le fait la Dame de Shalott, l'on risque de tuer à jamais son esprit et de n'être plus que corps et chair. Le miroir brisé, la belle du poème est donc partie, a inscrit son nom sur une barque et s'est laissée glisser sur les flots de la rivière, contemplant enfin les délices de ce paysage, de cette nature que jamais elle n'avait pu vraiment regarder, avant de mourir, flottante et sans grand lys, dans cet esquif-cercueil qu'elle avait choisi et qui continuera longtemps de porter son cadavre pourrissant au fil de l'eau.
Nombreux sont les échos lisibles des mythes bibliques dans les légendes païennes et le Graal du Peredur gallois est ainsi un plateau sur lequel repose étrangement une tête coupée baignant dans le sang, dont jamais personne ne saura si elle appartient à Jean-Baptiste, puisque Peredur (comme son "descendant" Perceval) ne pose pas les questions qu'il se devrait de poser. Sœur de Salomé et non pas double des princesses patientes des légendes, la Dame de Shalott fait donc bien plus que de patienter, et choisit la violence du réel plutôt que l'éternel enfermement du rêve. Car volontairement défenestrée, ayant plongé d'une pirouette agile hors du cadre subjuguant que forment fenêtres et miroirs, Salomé est descendue au cœur de l'arène masculine pour y dévoiler son corps en dansant et oser la plus cruelle des requêtes. Être plus de chair que d'esprit, femme farouche touchant du corps et non du regard, danseuse osant se mêler au monde, Salomé s'inscrit volontairement et éternellement dans la terre et dans tout ce que cette dernière peut charrier de cadavres en décomposition et de salissures humaines. Sa danse, quoi que fluide de voiles devenus presque surface liquide, est tellurique et adamique: contrairement à la Dame de Shalott, la danseuse n'est pas une fleur aquatique. Et le baiser au goût de glaise déposé sur les lèvres encore chaudes d'une tête décapitée est la marque sanglante, la signature déchiffrable d'une femme fatale qui a décidé de ne plus attendre, quitte à précipiter le destin et à en mourir.
13:45 Publié dans Trame | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Dame de Shalott, Alice, Salomé, Littérature, Mythe, Peredur, Bovarysme
20/04/2005
Fulgurance baptiste
18:15 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Albert Camus, Littérature, Jean-Baptiste
13/04/2005
L'autre Salomé de Moreau
Suite de l'ekphrasis du chapitre V de A Rebours de Huysmans.
"Là, le palais d'Hérode s'élançait, ainsi qu'un Alhambra, sur de légères colonnes irisées de carreaux moresques, scellés comme par un béton d'argent, comme par un ciment d'or; des arabesques partaient de losanges en lazuli, filaient tout le long des coupoles où, sur des marqueteries de nacre, rampaient des lueurs d'arc-en-ciel, des feux de prisme. Le meurtre était accompli; maintenant le bourreau se tenait impassible, les mains sur le pommeau de sa longue épée, tachée de sang. Le chef décapité du saint s'était élevé du plat posé sur les dalles et il regardait, livide, la bouche décolorée, ouverte, le cou cramoisi, dégouttant de larmes. Une mosaïque cernait la figure d'où s'échappait une auréole s'irradiant en traits de lumière sous les portiques, éclairant l'affreuse ascension de la tête, allumant le globe vitreux des prunelles, attachées, en quelque sorte crispées sur la danseuse. D'un geste d'épouvante, Salomé repousse la terrifiante vision qui la cloue, immobile, sur les pointes; ses yeux se dilatent, sa main étreint convulsivement sa gorge. Elle est presque nue; dans l'ardeur de la danse, les voiles se sont défaits, les brocarts ont croulé; elle n'est plus vêtue que de matières orfévries et de minéraux lucides; un gorgerin lui serre de même qu'un corselet la taille, et, ainsi qu'une agrafe superbe, un merveilleux joyau darde des éclairs dans la rainure de ses deux seins; plus bas, aux hanches, une ceinture l'entoure, cache le haut de ses cuisses que bat une gigantesque pendeloque où coule une rivière d'escarboucles et d'émeraudes; enfin, sur le corps resté nu, entre le gorgerin et la ceinture, le ventre bombe, creusé d'un nombril dont le trou semble un cachet gravé d'onyx, aux tons laiteux, aux teintes de rose d'ongle. Sous les traits ardents échappés de la tête du Précurseur, toutes les facettes des joailleries s'embrasent; les pierres s'animent, dessinent le corps de la femme en traits incandescents; la piquent au cou, aux jambes, aux bras, de points de feu, vermeils comme des charbons, violets comme des jets de gaz, bleus comme des flammes d'alcool, blancs comme des rayons d'astre. L'horrible tête flamboie, saignant toujours, mettant des caillots de pourpre sombre, aux pointes de la barbe et des cheveux. Visible pour la Salomé seule, elle n'étreint pas de son morne regard, l'Hérodias qui rêve à ses haines enfin abouties, le Tétrarque, qui, penché un peu en avant, les mains sur les genoux, halète encore, affolé par cette nudité de femme imprégnée de senteurs fauves, roulée dans les baumes, fumée dans les encens et dans les myrrhes.
Tel que le vieux roi, des Esseintes demeurait écrasé, anéanti, pris de vertige, devant cette danseuse, moins majestueuse, moins hautaine, mais plus troublante que la Salomé du tableau à l'huile. Dans l'insensible et impitoyable statue, dans l'innocente et dangereuse idole, l'érotisme, la terreur de l'être humain s'étaient fait jour; le grand lotus avait disparu, la déesse s'était évanouie; un effroyable cauchemar étranglait maintenant l'histrionne, extasiée par le tournoiement de la danse, la courtisane, pétrifiée, hypnotisée par l'épouvante. Ici, elle était vraiment fille; elle obéissait à son tempérament de femme ardente et cruelle; elle vivait, plus raffinée et plus sauvage, plus exécrable et plus exquise; elle réveillait plus énergiquement les sens en léthargie de l'homme, ensorcelait, domptait plus sûrement ses volontés, avec son charme de grande fleur vénérienne, poussée dans des couches sacrilèges, élevée dans des serres impies. Comme le disait des Esseintes, jamais, à aucune époque, l'aquarelle n'avait pu atteindre cet éclat de coloris; jamais la pauvreté des couleurs chimiques n'avait ainsi fait jaillir sur le papier des coruscations semblables de pierres, des lueurs pareilles de vitraux frappés de rais de soleil, des fastes aussi fabuleux, aussi aveuglants de tissus et de chairs. Et, perdu dans sa contemplation, il scrutait les origines de ce grand artiste, de ce païen mystique, de cet illuminé qui pouvait s'abstraire assez du monde pour voir, en plein Paris, resplendir les cruelles visions, les féeriques apothéoses des autres âges.
Sa filiation, des Esseintes la suivait à peine; çà et là, de vagues souvenirs de Mantegna et de Jacopo de Barbarj; çà et là, de confuses hantises du Vinci et des fièvres de couleurs à la Delacroix; mais l'influence de ces maîtres restait, en somme, imperceptible: la vérité était que Gustave Moreau ne dérivait de personne. Sans ascendant véritable, sans descendants possibles, il demeurait, dans l'art contemporain, unique. Remontant aux sources ethnographiques, aux origines des mythologies dont il comparait et démêlait les sanglantes énigmes; réunissant, fondant en une seule les légendes issues de l'Extrême Orient et métamorphosées par les croyances des autres peuples, il justifiait ainsi ses fusions architectoniques, ses amalgames luxueux et inattendus d'étoffes, ses hiératiques et sinistres allégories aiguisées par les inquiètes perspicuités d'un nervosisme tout moderne; et il restait à jamais douloureux, hanté par les symboles des perversités et des amours surhumaines, des stupres divins consommés sans abandons et sans espoirs. Il y avait dans ses oeuvres désespérées et érudites un enchantement singulier, une incantation vous remuant jusqu'au fond des entrailles, comme celle de certains poèmes de Baudelaire, et l'on demeurait ébahi, songeur, déconcerté, par cet art qui franchissait les limites de la peinture, empruntait à l'art d'écrire ses plus subtiles évocations, à l'art du Limosin ses plus merveilleux éclats, à l'art du lapidaire et du graveur ses finesses les plus exquises. Ces deux images de la Salomé, pour lesquelles l'admiration de des Esseintes était sans borne, vivaient, sous ses yeux, pendues aux murailles de son cabinet de travail, sur des panneaux réservés entre les rayons des livres."
08:15 Publié dans Voiles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Joris-Karl Huysmans, Gustave Moreau, Danse, Peinture, Littérature, Salomé, Décadence